Lettre de Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir:

Le 6 novembre [1939]

Mon charmant Castor,

Comme c'était triste hier soir de laisser cette petite personne toute seule dans le noir. Un moment j'ai eu l'idée de retourner et puis j'ai pensé: "À quoi bon ? Ça sera cinq minutes et puis après ça sera plus dur de se séparer." J'ai marché très vite jusqu'à l'école, je savais tout le temps que cette chère petite personne était encore là, à cinq cents mètres de moi, ça m'a empêché de lire tout un grand temps.

Mais vous savez, au fond, j'étais profondément heureux. Vous comprenez, ça m'avait secoué, ces cinq jours, secoué dans ma vase et puis j'y retombais, mais c'est formidable tout ce que ça m'a donné. D'ailleurs ça m'a donné une seule chose, tout simplement mais que rien ne peut valoir, votre présence toute seule et toute nue et vos petits visages et vos tendres sourires et vos petits bras autour de mon cou. Mon amour c'est bien vrai, ce qu'on disait souvent, que je pourrais vivre avec vous n'importe où. Après ça j'étais un peu inquiet, pas bien sûr de moi et puis je me demandais qu'est-ce que vous deveniez, si tout marchais bien pour vous; j'imaginais ce train noir et froid.

Les acolytes étaient là, agaçants et complices. Pieter m'a demandé en mimant l'air détaché et en barbouillant les mots dans sa bouche, par discrétion (il était d'ailleurs seul avec moi) si vous étiez partie. J'ai écrit un peu dans mon carnet et puis on a été se coucher. Mme Vogel nous avait déménagés. Nous sommes à présent dans un salon en noyer qui ressemble un peu à celui du Bel Eute mais avec des couleurs plus criardes. On nous a dressé là un lit qui semble fort déplacé. Paul tremble de casser des potiches, coquillages, bonbonnières ou bibelots dont la salle regorge, dans son sommeil ambulant. Mais il a été très sage. Ce matin il est parti pour chercher des tubes d'hydrogène avec Pieter et je suis resté seul tout le jour.

J'ai été à la Rose, vers sept heures moins le quart et la grosse vieille m'a dit en ricanant: "Ha! Ha! vous êtes seul!" J'ai lu. Un rude hiver, suite et fin qui m'a déçu. D'ailleurs il n'y a pas là de quoi faire un livre. Ça doit être tronqué j'imagine. J'étais tout enveloppé de tendresse mais je ne voulais pas m'y laisser aller, c'est pernicieux. Tout de même je me demandais tout le temps si vous aviez bien senti combien profondément je vous aime et ce que vous êtes pour moi.

O mon charmant Castor, je voudrais que vous sentiez mon amour aussi fort que vous sentez le vôtre. Je suis revenu et toute la matinée j'ai gratté sur mon petit carnet. Mais pas sur ce qu'on avait dit; au fond c'est tellement simple: j'ai été profondément et paisiblement heureux et maintenant je ne veux pas avoir de regrets, voilà tout ce qu'il y aurait à dire. J'ai senti toute la journée que j'étais en état de regarder ma situation avec un œil neuf mais je fermais soigneusement cet œil-là. A présent, à force d'être fermé, comme l'œil de la taupe il s'est résorbé. Voilà ce que je n'ai pas écrit. Mais j'ai continué de 9h à 11h (après un sondage exécuté seul avec Keller) à coucher sur le papier des considérations sur mon adolescence - et puis encore un peu au Cerf (où on m'a posé les questions polies qui s'imposaient) de 11h à 12h. Puis j'ai déjeuné (du veau, en signe de deuil - on me proposait aussi des salsifis mais je n'ai pas voulu pousser le deuil jusque-là et j'ai obtenu des pommes sautées) et Mistler est venu avec Courcy. Appel. Puis j'ai encore gratté le papier jusqu'à maintenant. Paul me dit que sa femme est institutrice à 7 kilomètres de Tréveray et qu'elle est très serviable. Voilà. Pas de lettre de Tania - elle doit râler, je serai curieux de connaître le dénouement de cette histoire. Une aimable lettre de ma mère. C'est tout, ça fait lendemain de fête, c'est une lettre de vous que j'aurais voulu.

Mon cher amour, ma petite fleur, on n'a fait qu'un, n'est-ce pas? Je vous aime si fort, si fort et je le sens bien. Vous avez été un petit charme et vous m'avez rappelé ce que c'était que le vrai bonheur. Je vous embrasse sur vos deux petites joues.

تعليقات

لا توجد تعليقات.
أعلى