Lettre de Jean Amrouche à sa mère

Lettre de Jean Amrouche à sa mère.

Ma chère maman,

Voici plusieurs semaines que je veux t’écrire une longue lettre. En marchant dans Paris il m’arrive de rêver que tu es à mon bras. Nous allons lentement, très lentement, comme le soir, sur la route le long de la voie du chemin de fer, à Radès. Tu traînes tes pauvres pieds dans tes vieilles savates, tu croises ton fichu décoloré sur ta poitrine. Mais tes yeux de petite fille malicieuse regardent tout autour, et rien ne leur échappe, des nuances du ciel, des étoiles qui nous font des signes ; une grande paix monte des jardins parmi les parfums qui va se fondre dans la paix qui tombe du ciel. Et je pense, mélancoliquement, que la vie ne nous accordera plus bien souvent de faire ces promenades, avant que la maison ne replie sur nous ses ailes pour la nuit. Notre maison de Radès, je ne l’évoque jamais sans être ému jusqu’aux larmes. Elle est si lourde de souvenirs, si pleine de songes où les images désolées et celles que la joie illumine – plus rares hélas ! que les premières – sont unies si étroitement qu’elles composent une harmonie amère et douce qui est comme la musique même de son âme. Petite maman, douce maman, maman patiente et résignée, maman douloureuse et pleine de courage ! Sais-tu seulement que ton Jeannot n’est pas sorti de tes jupes, qu’il ne sera jamais guéri de son enfance, et que quoi qu’il fasse, et où qu’il soit, tu es avec lui, non point comme une image fugitive qui traverse en éclair la mémoire ; mais comme l’air qu’il respire, et sans lequel il mourrait étouffé ? Comment vas-tu en ce printemps si semblable à l’été ? Comment supportes-tu tout le travail de la maison ? Toutes les charges finissent par retomber sur papa et sur toi. Après avoir trimé pendant plus de cinquante ans vous aviez droit au repos, et nul de vos enfants n’a pu encore vous l’assurer. Mais, petite maman, tu es notre miracle secret. Car malgré tout les travaux qui usent l’âme et le corps, Dieu t’a accordé la grâce la plus rare : sous les rides et sous les cheveux blancs tu as gardé l’âme fraîche, et une réserve de joie comme une source sous les roches jaillit de tes yeux fatigués. Si quelque poésie et quelque sentiment de l’art nous portent, Marie-Louise et moi, c’est à toi que nous le devons. Tu nous as tout donné, tu nous as transmis le message de notre terre et de nos morts. Mais ton œuvre n’est pas terminée, petite maman. Au moment où je commence à entrevoir ce sur quoi doit porter mon effort principal, je fais appel à toi. Il faut que tu rédiges tes souvenirs, sans choisir, au gré de ton humeur, et de l’inspiration. Ce sera un grand effort. Mais songe, ma petite maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance, et l’expérience que tu as vécue en Kabylie. Un enseignement de grand prix peut s’en dégager. Et ce sera pour moi un dépôt sacré. Je t’en supplie, petite maman, prends en considération ma requête…

Petite maman, je t’embrasse tendrement.

Ton Jeannot.

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* Réponse de Fathma Ath Mensour Amrouche à son fils :

Maxula-Radès, 1er août 1946

A mon fils Jean,

Je te lègue cette histoire, qui est celle de ma vie, pour en faire ce que tu voudras, après ma mort. Cette histoire est vraie, pas un épisode n’en a été inventé, tout ce qui est arrivé avant ma naissance m’a été raconté par ma mère, quand j’ai été d’âge à le comprendre. Si j’ai écrit cette histoire, c’est que j’estime qu’elle mérite d’être connue de vous […]
J’ai écrit cette histoire en souvenir de ma mère tendrement aimée et de Madame Malaval qui, elle, m’a donné ma vie spirituelle.

M. Amrouche​

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