Mustapha Qadéry - Bordel de bled, bordel au Bled : figures rurales de la prostitution au Maroc

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À l’origine synonyme de lieu de prostitution, le mot « bordel » prend de nos jours des sens différents. Il fait souvent référence au désordre (« c’est le bordel ! »), tout comme il sert à proférer des injures ou à joindre « bordel » et « Dieu » dans un voisinage sans problème. En effet, l’ambiguïté du terme pourrait servir à cacher le véritable sens d’un texte ou d’un propos.

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Il n’est pas anodin de parler de la prostitution, surtout quand elle est liée à l’histoire. Ce phénomène social suscite encore aujourd’hui de nombreux problèmes et polémiques chez les chercheurs et les spécialistes. Ce que je me propose de faire ici, c’est de tenter de restituer des récits et des mémoires croisées à propos du passé colonial et de sa suite post-coloniale dans une région du Maroc où l’une des images génériques qui lui est associée est celle de la prostitution.

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Le Moyen Atlas – comprendre la « région » qui s’étend de Taza au nord jusqu’à Azilal au sud – est-il un épicentre de la prostitution ? C’est ce qu’on a pu penser dans les années 1960-1970 avec la notoriété de ses bordels. Depuis, la zone de « tolérance » s’est rétrécie pour se limiter, grosso modo, à l’axe qui relie Meknès à Tadla. Des prostituées occupent des maisons dans des quartiers où elles reçoivent la clientèle masculine venue d’horizons proches ou lointains, puisque cette zone se situe sur la route entre Meknès et Fès en direction de Marrakech d’une part, et entre le Tafilalet et le littoral, d’autre part. Curieusement, les bordels ne font pas principalement affaire, comme on pourrait le penser, avec les locaux. Aussi, les localités où se trouvent encore des quartiers réservés sont « tolérantes », en ce sens que les prostituées sont visibles dans l’espace public qui peut être celui de l’exercice de leur fonction tout comme celui de leur habitation. Mais les rapports avec les hommes ne sont pas uniquement des rapports prostituée-client. L’administration locale tolère ces lieux, bien qu’il lui arrive d’organiser l’araf (les rafles), pour les contrôler et mettre à jour les listings. Situation paradoxale, donc, pour une activité illégale qui se maintient tant bien que mal en fonction des conjonctures économiques et politiques, mais aussi parfois en fonction de l’humeur des divers représentants des autorités locales. Ailleurs au Maroc, ces bordels ou quartiers réservés aux activités de prostitution ont disparu au lendemain de l’indépendance. Ce n’est pas dire qu’il n’y a plus de prostitution : la tolérance s’exerce maintenant sur le trottoir et dans les hôtels, de haut ou de bas de gamme, selon la clientèle.

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Cependant, cette image générique d’un Moyen Atlas, qui serait par essence un foyer de prostitution, mérite d’être remise en cause à un moment où c’est l’ensemble du Maroc qui pâtit de la fâcheuse réputation d’être un pourvoyeur de prostituées, notamment à destination de certains pays du Golfe. D’ailleurs, la presse marocaine s’empare périodiquement du sujet, poussant l’investigation jusqu’à remonter les filières pour faire ressortir l’existence de réseaux mafieux à la tête de véritables entreprises économiques transnationales. Mais il faut savoir que le Maroc est depuis longtemps un pays d’émigration et que le phénomène s’est particulièrement accéléré depuis son indépendance en 1956. Nous n’en sommes plus au temps des contrats des travailleurs et autres Guest Workers de la haute solitude ! Aujourd’hui ces migrations échappent aux mécanismes étatiques de régulation et, comme les autres candidats au départ, les prostituées n’hésitent pas à prendre les vagues sur des Pateras vers des lieux « meilleurs », phénomène que la langue a désigné par le terme hrig. Ce hrig, qui a fauché de nombreuses personnes de tous âges et de toutes les régions du Maroc, est même devenu un thème récurrent des conversations, des chants musicaux, de la création littéraire et du cinéma.

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Des études tentent présentement d’analyser les différents itinéraires migratoires de femmes reléguées à la marge de la société marocaine. Les questions posées sont invariablement les mêmes : qui sont les prostituées ? Le sont-elles de gré ou de force ? Comment vivent-elles leur « condition » et leur « illégalité » ? Comment perçoivent-elles le regard posé sur elles ? Comment usent-elles des relations nouées avec l’administration et qui leur permettent de pratiquer leur métier ? Ces questions, bien que pertinentes, ne sont pas celles auxquelles je vais tenter de répondre. Je veux cependant essayer de démontrer ici que la prostitution dans le Moyen Atlas n’est pas le fait d’une population spécifique ou « prédisposée ». À partir d’un ensemble de faits, d’observations et de réflexions imposées par certaines situations sociales historiques, je vais tenter de remonter le fil du xxe siècle et du passé composé et supposé de ces bordels dont certains subsistent toujours.
Recueils sur des bordels

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Je voudrais proposer une sorte d’ethnographie a posteriori d’un vécu, d’un ensemble d’informations et de ouï-dire glanés lors de conversations à bâtons rompus avec des gens rencontrés dans le Moyen Atlas. J’ai évoqué dans une précédente publication la figure de Fadma (Qadéry, 2009), que j’ai connue lors de mon adolescence vers la fin des années 1970, alors qu’elle était matrone dans un quartier de mon village. Entre 1953 et 1955, elle avait été prostituée dans les Bordels militaires de campagne (BMC) en Indochine, dans les Tabors des Goums marocains mobilisés par l’armée française. Son séjour « chinois », connu de tous, était même devenu un thème récurrent des histoires salaces qu’elle aimait souvent raconter. Entre 2003 et 2007, j’ai donc entrepris avec elle une série d’entretiens. J’ai pu ainsi plonger dans les méandres des lieux, des personnages et des destins individuels propres à la grande histoire de Fadma et des autres femmes qui se sont également prostituées avec elle durant leur jeunesse pour ensuite devenir des matrones.

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Le parcours de Fadma débute dans le caravansérail du village, non loin de son douar d’origine. Puis elle est recrutée de son plein gré pour accompagner les Goumiers en Indochine. Elle y passe deux années, dont six mois en tant que blessée de guerre à l’hôpital de Hanoï (qu’elle prononce anay). À son retour au Maroc, qui coïncide avec l’indépendance, elle reprend le métier dans le village, jusqu’à l’âge où elle devient matrone, au début des années 1970.

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Le village où j’ai grandi est constitué d’un ensemble de douars flanqués aux collines, de part et d’autre d’une route construite dans les années 1940 en vue de l’acheminement des produits miniers vers la route qui relie Marrakech à Fès. Des vergers épousent les rives d’un oued où se trouvent des sources qui alimentent les plantations d’oliviers et les jardins potagers qui s’étalent dans la petite vallée. Les habitants n’y dépassent pas le millier, répartis dans des habitats regroupés sur la base de lignages. Ce village est l’une des bouches de la montagne, où se rencontrent le Moyen Atlas, le Haut Atlas central et une partie de la plaine située entre Marrakech et Tadla. L’agriculture et l’artisanat locaux y sont attestés au début du xvie siècle par Léon l’Africain qui désigne aussi cette zone comme un haut lieu de commerce et d’industrie. Le village a longtemps été réputé pour son souk hebdomadaire, véritable occasion d’échanges, de collectes et de ventes de produits naturels et industriels. Son rayon d’affluence pouvait atteindre trente kilomètres à la ronde. Les prostituées y trouvaient donc sur place une clientèle abondante, notamment dans le caravansérail, lieu d’étape, de gîte et de repos nécessaire au temps des voyages à dos de bêtes.

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Il existait aussi dans ce village un noyau voué au commerce – ancien quartier juif – appelé mellah et dont le nom subsiste encore aujourd’hui pour désigner l’espace commercial qui borde la route qui traverse le village. Après le départ des juifs, les prostituées vont récupérer une fraction de la quarantaine de maisons qu’ils ont dû quitter. C’est dans ce quartier que Fadma va mener une partie de sa carrière, jusqu’à l’arrêt définitif de la prostitution au début des années 1980.

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Durant les années 1970, une « épicerie-bar » qui avait été ouverte à proximité du quartier réservé subsistera encore pendant une dizaine d’années. La vente d’alcool allait attirer la clientèle qui voyait se multiplier les sources d’animation autour de l’exercice de la prostitution. L’une de ces attractions était les chikhates et leur musique, appréciées par les amateurs et les épicuriens de toutes les catégories sociales, qui profitaient de leurs talents ou de leur compagnie à l’occasion de petites soirées privées entre amis.
Bordel et chikhates

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On dit des chikhates qu’elles sont des prostituées douées des cordes vocales et des hanches. Elles accompagnent les joueurs de violon, de lothar gambri ou de tambourins alloun et bendir. Elles ne sont donc pas seulement des « travailleuses du sexe » puisque leurs activités s’étendent bien au-delà des simples rapports sexuels avec des clients : elles excellent dans l’art d’animer les fêtes en usant de leurs atouts féminins, de leur savoir-faire musical et poétique. Leurs répertoires ne sont pas systématiquement les mêmes et les prestations ne le sont pas davantage. Lors de leurs prestations musicales, les chikhates cessent même d’être des prostituées pour passer sous l’autorité de l’instrumentiste, généralement chef de la troupe, qui dicte les règles de conduite en cherchant à contenir les éventuels débordements susceptibles de ruiner sa réputation. Les sentences, les vers et les poèmes des chikhates sont souvent repris dans le langage courant et certains n’hésitent pas à citer le chant d’une chikha pour illustrer leur pensée. Il faut dire que le répertoire des chikhates, dont les auteurs sont souvent anonymes, offre un large éventail de thèmes religieux ou profanes à charge morale, philosophique ou historique. Cette poésie souvent dense et profonde sait toucher le sens commun en usant d’une langue construite de paraboles et de métaphores puisées dans des terroirs bien localisés. En darija – lingua franca marocaine – des plaines atlasiques ou en tamazight du Moyen Atlas, ce genre musical connu sous le nom de ayta dans les plaines constitue une composition cérémoniale haute en couleur et fortement symbolique.

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C’est ainsi que de nombreuses artistes ont pu être promues et connaître des carrières musicales à l’échelle nationale, aux côtés des chioukhs, ces musiciens qui ont d’abord transité par les cabarets et les hôtels des grandes villes. Cette ascension a donc permis à plusieurs chanteuses de s’extirper des activités prostitutionnelles pour fonder des troupes qui ont enrichi les arts musicaux du Maroc.

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Fadma n’a pas mené de carrière musicale. Pourtant, comme ses collègues, elle a dû apprendre à égayer ses clients amateurs de chants et de danses. Ceux-ci payaient parfois pour une agréable soirée musicale entre amis passée en galante compagnie, sans pour autant qu’il ne soit question de prestation sexuelle. Les femmes prennent également part aux différentes occasions officielles et fêtes nationales en troquant leurs habits de prostituées pour ceux de chikhates constitués d’une robe blanche largement ceinturée, décorée de mouzoun (sequins) et de fils de laine colorés noués sur les épaules et croisés derrière le dos. Chanter et danser, c’est presque une seconde culture que la prostituée doit posséder pour faire sa place et augmenter ses revenus.

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Ce paradoxe entre la vie de prostituée et d’artiste vient des représentations qu’elle suscite dans l’administration et dans la société locale. La prostituée n’est pas une femme comme les autres. Elle entrave la loi en organisant des lieux de débauche, au vu et au su de ceux qui les condamnent comme de ceux qui bénéficient de leurs services de musiciennes et d’animatrices. Dans une société où la religion demeure une valeur puissante qui semble guider les conduites, comment expliquer que des quartiers réservés continuent à être alimentés en femmes ? Comment les purges des autorités locales servant à rappeler leur présence, à contrôler les débordements ou à pousser les matrones à plus de discrétion, n’ont-elles pas plutôt cherché à mettre un terme à ces activités ? La population locale n’a pas davantage manifesté son mécontentement vis-à-vis du « quartier » et de ses résidentes qui fréquentent le souk hebdomadaire, le marché quotidien et le hammam !

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Sans doute faut-il s’intéresser à la façon dont une société gère sa marge, lorsqu’elle participe au fonctionnement des réseaux sociaux et aux festivités collectives. Un ton puritain se fait jour avec des articles de presse relatant « la débauche » qui marque certains moussems, notamment celui de Sidi Ali Ben Hamdouch, non loin de Meknès en direction du pré-Rif. Depuis quelques années, à chaque réunion annuelle, des tribus de la région commémorent ce saint marabout vénéré par les adeptes de la Hamdouchia. À cette occasion, la presse relate le rassemblement de prostituées sur les lieux mais évoque aussi la présence visible d’homosexuels. Cela sert donc d’arguments à ceux qui condamnent le maraboutisme – une bataille qui remonte au salafisme et à la Nahda du début du xxe siècle dans toute la zone dite de la civilisation arabo-islamique. Du coup, les autorités tentent maintenant de contrôler les arrivants et d’expulser les éléments « douteux ». Mais force est de constater que la marge se déplace jusqu’aux lieux de pèlerinage, ce qui ne va pas sans offusquer une certaine presse ainsi qu’une partie de l’élite politique et religieuse. Le moussem est un lieu de pèlerinage mais aussi de commerce et d’échanges dont l’analyse pourrait relever de la « cohésion des groupes et ses racines ». E. Gellner (1993, p. 29-46) est revenu sur cette notion de cohésion et sur ses racines dans la constitution des identités collectives à partir d’une relecture, un peu tardive à mon avis, de Masqueray parlant de la formation d’une « citoyenneté » chez les tribus sédentaires de l’Algérie. L’association de la prostitution à certains moussems y participe, à sa manière, dans la mesure où les prostituées sont aussi croyantes que le commun des mortels. En effet, celles-ci ne sortent pas de la règle de la vénération de Dieu, de son prophète et des saints marabouts dont la mémoire se perpétue à travers les âges. Elles participent à l’économie du moussem, comme elles participent à celle des localités où elles sont installées, en respectant certaines normes religieuses et en en transgressant d’autres, comme c’est le cas pour l’ensemble de la société.

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Cette rétrospective globale va nous permettre maintenant de situer Fadma, son parcours et ses récits qui participent d’une histoire qui côtoie la conquête coloniale et l’organisation de l’activité de prostitution en faveur des armées. Mais un détour s’impose sur un autre thème, celui de la sacralité et des pratiques « douteuses » liées à la magie noire et au charlatanisme.
Sacré bordel ?

Au congrès des orientalistes d’Alger de 1907, Edmond Doutté (1909, p. 561) avait évoqué « la prostitution sacrée » et la baraka qu’elle recèle. Le soi-disant « naturalisme » des « primitifs » dont les prostituées Oulad Naïl seraient l’une des vitrines (voir l’article de Barkahoum Ferhati du présent numéro), ainsi que le maraboutisme « au féminin » associé à des fonctions symboliques liées aux rites agricoles y avaient offusqué, rapporte Doutté, un certain nombre de musulmans. J’ai moi-même assisté à des rites de femmes qui possèdent un don ou qui se disent détentrices d’un don qu’elles mettent à l’épreuve à l’occasion des moussems.

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Au printemps 2009, j’étais au moussem de Moulay Bouazza, dans le Moyen Atlas, qui rassemble les tribus de la plaine « arabophone » et celles de la montagne « berbérophone ». Moulay Bouazza est un saint personnage de l’époque Almohade (xiie siècle). Analphabète et naturaliste, il a formé d’illustres maîtres soufis dont Ibn Arabi et Sidi Boumdiène (H. Ferhat, 2003, p. 102-109). Son tombeau est devenu un lieu de rassemblement des Zairs et des Shouls (près de Rabat et de Salé), des Smaala (Oued Zem), des Beni Khirane (Khouribga), des Beni Amir (Fqih Ben Salah, dans la plaine de Tadla), et parfois aussi des fractions des Chaouia et des Doukkala. Ce moussem est également un lieu de rassemblement des tribus de la montagne limitrophes dont les Zayans d’Oulmès, d’Aguelmous et de Sidi Lamaine (région de Khénifra). Toutes ces tribus avaient en commun, au moins jusqu’à une époque récente, le pastoralisme. Comment ces tribus « arabes » et « berbères », si on retient ce canevas, se retrouvent-elles autour d’un saint marabout malgré leurs différences et leurs supposées querelles éternelles ? Aujourd’hui encore, les tribus de la zone se retrouvent au sanctuaire à chaque début de printemps. Durant le pèlerinage, les adeptes de la tariqa Bouazzaouia qui gardent le tombeau de Moulay Bouazza et qui sont détenteurs de sa baraka, organisent des processions et des démonstrations de baraka nocturnes auxquelles assiste un public masculin et féminin de tout âge. Les Bouazzaouine s’adonnent à des danses et à des « compétitions » en tenant des torches de feu qu’ils se passent sur le corps ou qu’ils mettent dans leur bouche. En off, des soirées privées sont organisées par la « marge » : des prostituées y sont accompagnées de leurs copines ou de leur « petit ami » de la soirée. L’ambiance y est bon enfant et le respect est de rigueur. Dans l’assistance, toutes sortes de boissons circulent discrètement, tout comme des sebsi de kif et des joints. Des représentants des autorités restent à l’écart, sans intervenir. Car le temps du moussem, la sacralité couvre l’ensemble des lieux. Tout est permis, dirait-on, à condition d’assurer la tranquillité et la sécurité des rassemblements.

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« Le show de baraka » est une suite de prestations musicales données par deux flûtistes et deux tambourineurs et sur lesquelles danse le moqaddem, chef de la troupe confrérique. De temps en temps, des membres du public, hommes ou femmes, se lèvent et dansent à leur guise. Certains, pris par une sorte de transe, le lehal, demandent un chant ou un morceau musical précis que les musiciens exécutent sans tarder et qui accompagne le demandeur ou la demandeuse au bout de sa danse extatique. À un moment, une jeune fille aux airs de prostituée, vêtue à la mode du souk local et accompagnée de « son homme », attire l’attention de tous. Alors qu’elle est tranquillement assise à observer le déroulement de la soirée, elle est prise de manière soudaine par l’envie de s’extasier. Elle lance d’abord un cri strident pour ensuite se mettre à danser, comme malgré elle, tout en faisant virevolter ses cheveux dans tous les sens. Le moqaddem doit donc prendre soin de disperser les gens autour d’elle afin qu’elle puisse poursuivre ses mouvements de danse. La jeune femme alterne entre des positions assises et verticales en y joignant des sautillements. La danse se conclut par la baisse du tempo de la musique et l’arrêt définitif marqué par une brusque descente du rythme. La fille éclate alors en sanglots en se mettant à genou et en demandant que l’on lui joue un morceau intitulé Bacha Hemmou1. La troupe musicale s’exécute et la fille peut reprendre sa danse devant les regards abasourdis de son compagnon et du public. Le moqaddem veille sur elle tandis que musiciens et paroliers attisent son extase avec divers rythmes pour une dizaine de minutes supplémentaires.

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Doutté accordait au métier de prostituée une part de sacralité. Cependant, la sacralité des prostituées dans les moussems d’aujourd’hui serait difficile à vérifier. Les sanctuaires sont ouverts à tous, sans distinction de sexe ou de condition sociale. Mais si certaines prostituées sont « habitées », c’est au même titre que les autres pèlerins. Le rituel de possession ne se limite donc pas à elles.

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Avec Fadma, j’ai effectué quelques voyages et quand on passait dans des lieux à sanctuaires connus, son réflexe a toujours été de saluer les saints marabouts, les protecteurs, les rijal lblad, « hommes du pays ». Nous nous sommes arrêtés un jour au sanctuaire de Sidi Rahal, sur la route qui mène de Marrakech à Demnat, et que Doutté avait visité lors de son escapade marocaine relatée dans En tribu (1914). Doutté y mentionnait la présence de prostituées sacrées. Après que Fadma a accompli ses invocations à Sidi Rahal, à Dieu et à son prophète, je lui ai demandé qui était Sidi Rahal et s’il y avait une relation particulière entre le saint patron et les prostituées. Elle m’a regardé étonnée, et s’est mise à me raconter l’histoire du saint marabout avec l’un des « puissants » parmi les sept saints de Marrakech, Sidi Lghazouani Moul Lqsour, qui ne voulait pas laisser Sidi Rahal s’installer sans sa permission. Elle m’a débité son récit d’un trait, pour enfin me questionner : « Tu crois que les prostituées ne croient pas en Dieu et à ses prophètes ? Tu crois que les prostituées n’ont pas d’âme pour croire ? On raconte tellement de choses sur les prostituées… Ce sont des femmes comme toutes les femmes, sauf qu’elles ne vendent pas leur corps à un seul et qu’elles ne font pas la cuisine tous les jours », disait-elle dans le style narquois et sarcastique qui la caractérise.

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La carrière de Fadma allait « culminer » avec son arrivée dans les bordels militaires de campagne (BMC) organisés par l’armée française.
Bordel colonial

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Fadma a connu les BMC de l’armée et le bordel du bled, avant et après son séjour indochinois de deux ans auprès des militaires des Goums. C’est après la collecte de ses récits et de ceux de différentes personnes issues de localités diverses où était pratiquée la prostitution que je suis parti à la recherche de documentaires sur le bordel colonial.

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Dès l’occupation de Casablanca en août 1907, le thème des « femmes libres » retient l’attention des observateurs militaires français de la Chaouia. Comme l’attestent de nombreuses cartes postales de l’époque, les troupes sénégalaises, algériennes et françaises ont droit aux femmes de leur « race ». Les premières troupes des Goums marocains, constituées en 1908, ont également droit aux leurs. Regroupées à Casablanca dès 1913, les prostituées des différents corps d’armée forment le noyau de ce qui va devenir le célèbre Bousbir, rendu célèbre par le rapport publié en 1948 et repris depuis dans de nombreux travaux (Mathieu et Maury, 2003). Un article publié sur « les tatouages marocains » (Herber, 1919, p. 58-66) décrit ces prostituées de Casablanca, exerçant dans le quartier réservé qui deviendra Bousbir. Ces filles sont issues des faubourgs de la métropole et d’Algérie, ainsi que des localités de la région de la Chaouia, occupée depuis 1908. Après l’occupation d’El Hajeb en 1911, d’Azrou en 1912 et de Khénifra en 1914, les observateurs militaires signalent la « spécificité » des femmes berbères de la région. Dans les rapports militaires, on dit de ces femmes qu’elles ont des mœurs relâchées et qu’elles ne sont ni recluses, ni voilées.

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Militaire, officier des Renseignements et des Affaires indigènes ayant participé aux opérations de conquête, mais aussi auteur de romans et de nouvelles qui ont pour cadre le Moyen Atlas, Maurice Le Glay est l’un des premiers à poser les termes de la « question berbère ». Aussi, ses récits épiques ont-ils contribué à nourrir cette imagerie coloniale du mythe berbère du Moyen Atlas. À son époque, la question berbère commence également à intéresser l’administration. Cet auteur-baroudeur qui travaillait auprès de Lyautey et qui occupait divers postes militaires et administratifs fut influent dans la politique indigène de la Résidence. C’est lui qui a dirigé le service des « Questions Berbères » créé en 1921 à la direction des Affaires indigènes. Le Glay passe pour un berbérisant devenu berbérophile, berbéromane et, finalement, porte-parole des berbéristes auprès de Lyautey. Adepte de la politique de « pénétration pacifique » chère à Lyautey, durant sa période administrative au bureau des Questions Berbères, c’est un des conférenciers aux cours des Affaires indigènes dispensés par l’Institut des hautes études marocaines aux futurs officiers des Affaires indigènes. La Résidence prend soin de publier ses conférences, dont celle intitulée La Pénétration (1926), dans laquelle il use d’une sémantique qui évoque la guerre coloniale en termes de « pénétrants » et de « pénétrés ».

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Dans plusieurs de ses récits, Le Glay exalte la femme berbère de cette zone du Moyen Atlas où il combat jusqu’en 1920 contre des tribus insoumises. Il crée pour la circonstance le personnage fictif d’Itto, fille du célèbre Moha Ouhemmou Zayani et qui le ravitaille dans ses cachettes (Le Glay, 1923). Car la résistance dans la zone du Moyen Atlas n’est pas masculine mais familiale : les tribus pastorales, afin de mieux résister, modifient leurs modes de
transhumance et, après chaque bataille, les guerriers rejoignent des campements hors d’atteinte. Le tempérament décrit par Le Glay de cette courageuse Itto pourrait se rapprocher de celui des femmes de la région, trempé par la vie en transhumance. Le Glay a ainsi contribué à faire des Berbères des réfractaires à l’islam, des êtres en perpétuel siba face à l’autorité et des épicuriens qui prônent la mixité.

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Un autre auteur de l’époque coloniale a rapporté et traduit en français des chants et des poèmes collectés auprès d’une prostituée et publiés sous le titre Chants de la Tassaout (Euloge, 1963-1986). Instituteur et directeur de l’école indigène de Demnat à partir de 1927, Euloge parcourt la montagne dans laquelle règne le Glaoui, allié des Français. Sur son chemin, à Azilal il rencontre Mghighda qui lui dictera ses paroles et ses poèmes dont certains sont de sa composition. À cette époque, Azilal est une caserne de Goums et un poste des Affaires indigènes construit en 1918 sur la colline la plus haute du secteur pour des raisons défensives évidentes. Ce poste militaire est flanqué, un peu plus tard, en contrebas, d’un village, fortifié lui aussi, permettant ainsi à une vie indigène de se constituer autour de la caserne. Ce village comptait un café maure, un souk et un quartier réservé où Mghighda mena une partie de sa vie.

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Était-elle une chikha ? Le corpus rapporté par Euloge, dont la quasi-totalité est attribuée à Mghighda, atteste la variété sémantique, thématique et culturelle du répertoire. De nombreuses pistes nous permettent de reconsidérer les versions de R. Euloge sur cette femme énigmatique. Selon l’orthographe de l’auteur, la prostituée s’appelle Mririda N’aït Attik. Il l’aurait rencontrée au quartier réservé d’Azilal à la fin des années 1920 pour ensuite perdre sa trace durant la Seconde Guerre mondiale. Dans la seconde édition, préfacée par Léopold Sédar Senghor, l’éditeur y ajoute la photographie d’une femme dans la force de sa jeunesse, parée pour la circonstance de ses plus beaux habits et de ses plus beaux bijoux. La photographie est datée de 1940. Euloge raconte dans cette seconde édition qu’un an et demi après avoir pris ce cliché, il était revenu voir Mririda mais ne parvint pas à la retrouver dans son quartier réservé d’Azilal. Il aurait donc parcouru toute la montagne à sa recherche, sans que personne ne lui dise connaître cette femme, ni avoir entendu parler de son prénom ou surnom2. Comment croire alors à cette histoire ? Des indices sémantiques laissés dans le corpus par Euloge pourraient nous aider à localiser le lieu d’origine de la poétesse et à vérifier la véracité des différentes histoires. Sa poétesse aurait-elle pu disparaître dans les BMC des Goums durant la Seconde Guerre mondiale ? Azilal fut pour Fadma la première étape de son engagement dans les BMC. Là-bas, elle raconte retrouver quelques-unes des filles de son bordel local et qui avaient été recrutées, comme elle, pour l’Indochine. Elle m’a même cité le nom de Tachnit, aujourd’hui décédée, qui a mené une carrière dans le bordel d’Azilal jusqu’aux années 1980 et qui faisait partie du lot d’Azilal pour les BMC d’Indochine. Mghighda aurait-elle suivi un officier ou un sous-officier au hasard des affectations ? Nul officier des Affaires indigènes ne vivait sans sa Fatma, ce qui avait contribué à alimenter les légendes des pionniers de ce qu’on a appelé « la pénétration », au temps de Lyautey et durant toute la guerre. De nombreux récits romanesques ou biographiques s’arrêtent sur ces « conquêtes » féminines de certains officiers de légende tels les capitaines Bournazel – surnommé par la tradition locale « Bernanez » – ou Laffitte – surnommé, lui, « l’Aâfrit » (le diable-génie).

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Le premier poème du recueil publié par Euloge est présenté comme un autoportrait de la poétesse. Mririda serait, selon le poème, le surnom de la rainette des prés, avec laquelle elle partage les zerarit. Cela ne peut être. D’abord, la rainette dispose de plusieurs noms, selon les régions, et parmi lesquels on ne trouve pas celui de Mririda. Ensuite, le mot zerarit, qui pourrait être plus correctement zegharit (youyous), est un terme mis entre guillemets par Euloge, car il n’était pas utilisé en tamazight de la région d’Azilal où Euloge dit l’avoir entendu de la bouche de l’auteure. C’est plutôt le mot tighratine qu’il aurait fallu utiliser, car zegharit est une prononciation en darija des plaines. Ainsi, Mririda devrait plutôt s’écrire Mghighda. Mais il est vrai qu’à l’époque, ni Euloge ni l’ensemble de l’administration ne distinguait le ghïn du ra dans les transcriptions des langues indigènes. Mghighda signifie tout simplement « Cendrillon ». C’est grâce à Fadma que j’ai enfin trouvé le sens de cette énigme. Aicha Mghighda est en effet un conte connu de la tradition des Imazighen et qui existe également en darija sous le titre de Aicha Rammada. L’histoire en est quasi-identique à celle de Cendrillon, sauf que ce n’est pas une pantoufle mais une babouche qui chausse le beau pied de Mghighda. Une différence cependant : notre Cendrillon d’Azilal n’a pas eu la chance de son homonyme, celle de retrouver son prince dans un happy end. Retenons pour le moment qu’Euloge témoigne ainsi de la présence de cette femme dans le bordel d’Azilal, à un moment où il n’y avait pas encore d’habitants en ce lieu qui n’était alors que le centre d’un commandement militaire créé en 1918, un Bureau des Affaires indigènes que la tradition indigène appelle Biro Aârab. C’est à Azilal que le général Spillmann, auteur d’un ouvrage de référence sur les confréries religieuses marocaines et la tribu saharienne des Ayt Atta avait débuté sa carrière comme officier des Affaires indigènes lors de la conquête de la montagne de la Zaouia Ahensal, conquête qui s’est achevée par la soumission de l’Ahensal en 1922. Spillmann avait participé aux opérations dont il relate les péripéties et les détails dans ses souvenirs (Spilman, 1968). L’entrée des troupes à la Zaouia mère des Ahensal en haute montagne s’est effectuée en 1933, au temps d’un autre général, le capitaine Guillaume qui commandait à Azilal. Guillaume devenu Résident général et acteur de la déposition de Mohammed Ben Youssef en 1953, fut durant la Seconde Guerre mondiale le chef des Goums et de « leurs » femmes dont il ne mentionne pas l’existence dans ses mémoires (Guillaume, 1978). De nombreuses localités, à l’instar d’Azilal, sont ainsi nées au pied des fortifications de l’armée du Makhzen français.

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Comme on l’a déjà évoqué, le Moyen Atlas constitue une zone stratégique pour les forces d’occupation à l’époque. Il a fait l’objet d’un casernement. Si les couloirs nécessaires à la conquête sont ouverts et contrôlés totalement en 1922, le reste de la zone continue à résister jusqu’en 1932, et des rescapés des différentes zones occupées ont poursuivi la résistance, avec leurs familles et leurs troupeaux, malgré les hivers rigoureux des grandes hauteurs. Dans ces zones, les troupes ne réalisent des opérations que pendant les six mois d’été et d’automne. Le reste du temps, elles sont cantonnées dans des casernes, des postes et des campements qui vont donner naissance à des petites villes, dont certaines ont atteint aujourd’hui des proportions urbaines importantes, et où vont exister des quartiers réservés à la prostitution. Comment une armée cantonnée pendant six mois pour combattre pourrait-elle y survivre ?


Bordel de guerre

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Certaines enquêtes de terrain3 au Moyen Atlas ont souvent propagé l’idée que les prostituées seraient locales, principalement veuves et divorcées. Retenons de cette étude les éléments suivants : contrairement à l’idée très répandue d’une domination masculine caractéristique des sociétés musulmanes, nous dit-on, le Moyen Atlas serait une zone permissive vis-à-vis de la prostitution, notamment parce que les pratiques culturelles liées aux danses collectives y auraient constitué un marché des mariages (ou des lieux de rencontres sexuelles). Cette enquête nous rapporte aussi que, dans la région, on n’attache peu d’importance à la virginité, et qu’un certain respect entoure au contraire les prostituées qui se retirent du métier. Quand bien même on se limiterait à ces deux points, on voit que ce type d’étude contribue à forger une image générique de la région, auprès des étrangers comme des nationaux qui la fréquentent. Bourdieu a consacré à la domination masculine un de ses derniers ouvrages (1998). Il n’évoque ni de près ni de loin la prostitution comme champ d’études sur les formes de la domination dans une société normative. Dans le chapitre qu’il consacre à la société kabyle, présentée comme statique malgré les mutations de la longue histoire qui la caractérise, il ne prend pas en compte le facteur religieux et restreint ses matériaux à ce qui relève de l’ethnologie. Double paradoxe donc de ces sociétés « berbères », où l’islam peut apparaître et disparaître au gré des hypothèses et des finalités scientifiques.

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La guerre de conquête coloniale le rappelle avec évidence : les casernements et les colonnes mobiles qui opèrent dans la région sont dotés de leurs BMC. Bordels des troupes en campagne de guerre au début, ils ont constitué les noyaux des bordels dans les zones rurales, une fois achevée la « campagne de pacification », en 1932. Mais qui donc avait fourni les effectifs de ces bordels ? À ce jour aucune étude ne s’est encore intéressée aux dégâts humains et sociaux de cette guerre d’occupation du Maroc qui a laissé des traces encore vivaces dans l’esprit de ceux et de celles qui lui ont survécu. La poésie garde en mémoire les malheurs de cette période, poésie que les chikhates et les chioukhs continuent encore à chanter. Ce qui est sûr, c’est qu’à la campagne comme à la ville, à Fès ou à Marrakech comme à Azilal ou à Khénifra, la prostitution fut un alors un métier organisé et taxé.

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Dans les villes, la plupart des lieux réservés étaient situés dans les quartiers indigènes placés sous l’autorité des pachas qui prélevaient les taxes en faveur du Trésor. Ch. Le Cœur (1969), dans son étude sur la ville côtière d’Azemmour, non loin de Casablanca, rapporte que les recettes municipales de la ville incluent les taxes payées par les prostituées, dont la baisse augure la crise qui frappe la ville au début des années 1930. À la campagne, les prostituées sont sous la tutelle du caïd qui, comme pour les souks (impôt du tertib), prélève des taxes sur la prostitution. Une partie est au bénéfice de l’État, l’autre constitue le salaire du caïd puisque celui-ci fut à l’époque du Protectorat rémunéré au pourcentage des taxes et impôts collectés. Fadma, lorsqu’elle habitait le fendeq, le caravansérail, avant son séjour indochinois, payait une redevance par l’entremise de sa patronne.

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Pour la guerre du Maroc, nous disposons de deux témoignages, celui d’un journaliste français qui a écrit un livre, dans une perspective hédoniste, sur la tournée qu’il avait faite dans plusieurs bordels d’Afrique du Nord, de Tanger à Tunis en passant par Fès et Sidi Bel Abbès (Salanderne, s.d.). Rapportant ce qui a trait, de près ou de loin, aux histoires réelles et imaginaires sur les lieux réglementés qu’il a fréquentés, il rapporte des histoires plausibles pour l’époque. Il relate les propos de cet infirmier militaire lui expliquant comment les colonnes, lors de leur préparation aux opérations des troupes vers les zones des futurs combats, ont soin de recruter des filles dans les bordels des lieux de casernements des grandes villes. Une colonne qui part en opération, c’est une ville qui se déplace avec ses soldats, son intendance et son ravitaillement. Durant toutes les opérations de guerre au Maroc, les colonnes sont suivies par des commerçants de toutes sortes, qui constituent une sorte de souk forain.

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Le second document relatif à la guerre du Maroc et aux BMC est un reportage réalisé par un journaliste anglais sur les opérations de la Légion au Maroc pendant l’été 1933, dans le Haut Atlas oriental (Ward, 1937). Le reporter de guerre inclut parmi ses informations une série de photographies des campements de soldats et de leurs lieux de repos et de loisir, où figurent des « tentes marabouts » (coniques), devant lesquelles posent des femmes habillées à la mode urbaine de l’époque et dont la légende précise que ce sont des filles de BMC.

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Pour la période de la Seconde Guerre mondiale, parmi la multitude des récits de guerre et d’autobiographies des officiers, nous disposons à ma connaissance d’un seul document abordant la question de la présence de femmes accompagnant les soldats. Il s’agit du récit de Jacques Augarde (Augarde, 1952) qui relate son épopée durant la guerre d’Italie, de France et d’Allemagne dans le corps des Goums marocains qui font partie du corps expéditionnaire français du dispositif allié. Ces Goums marocains composés de quatre Tabors, troupes d’auxiliaires considérés comme non réguliers dans l’armée française, constituaient la pointe de la guérilla dans la guerre. Ils étaient accompagnés de « leurs femmes » durant les opérations. C’est en marge de son épopée à la tête des Goums que l’officier Augarde évoque cette présence, notamment lorsque se prépare le transfert des troupes marocaines d’Italie vers la Corse, avant le débarquement de Provence : les « bagages des filles », en attente d’embarquer dans les bateaux américains avec leurs troupes sur la plage, posent problème à l’intendance…

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Je dispose également du témoignage oral d’un ancien Goumier qui, par un heureux hasard, a fait cette guerre dans le Tabor de J. Augarde. Cet ancien Goumier presque centenaire, connu au Maroc par sa troupe d’Ahidous, est surnommé Maestro. En me rapportant sa vie de soldat, il m’a confirmé l’existence de ces filles. Il en avait d’abord oublié la présence. Et puis la mémoire lui est revenue lorsque nous avons abordé la légende des soldats qui combattent le jour et chantent la nuit. Mon Goumier a nuancé la chose : à l’instar de ses coreligionnaires, il avait pris avec lui son tambourin et, lors de la guerre, ils s’en étaient donné à cœur joie, les chants et les danses profanes ou religieuses célébrant chaque victoire. Ce point est confirmé par de nombreux officiers de troupes qui adoraient leurs hommes. Vantant leurs prouesses aux combats, les astuces du bled pour déjouer les pièges ennemis, ils ont ainsi forgé des légendes sur leur système de guerre. Voulant taquiner mon Goumier sur l’intérêt relatif que revêtait l’Ahidous sans femmes, il s’est insurgé, confirmant leur présence au sein du Tabor. Il m’a alors raconté comment, se trouvant à Stuttgart à l’annonce de la fin de la guerre, les Goumiers avaient fêté l’événement par un grand Ahidous. Tout le monde avait connu l’ivresse de la victoire au point que l’une des filles était morte en tombant d’un immeuble. Ce que rapporte également J. Augarde : après avoir lui aussi fêté l’événement avec les siens, il vient chercher son ordonnance qu’il trouve en état de transe au milieu d’un grand cercle de chants et de danses constitué par les Goumiers. La guerre est finie et avec elle la mort que chacun attend depuis le début de la guerre, sauf, conclut mon Goumier, pour cette femme du BMC, issue de sa tribu, et dont le mektoub fut de mourir dans ce pays lointain le jour de cette grande joie.

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Fadma reste le témoin de la présence de BMC marocains en Indochine lors de la guerre. Elle est aussi le témoin d’une période coloniale où elle fut taxée par le caïd du Protectorat et suivie par les services d’hygiène qui dépendent du Biro local des Affaires indigènes. Après son retour d’Indochine, au PC du Tabor de Sefrou, Fadma obtient un « certificat de reconnaissance », une lettre de recommandation et une autorisation de s’établir dans le bordel de son choix. L’histoire continue : elle est aussi le témoin de cette période postindépendance, pendant laquelle elle continue d’exercer son métier avec la connivence des autorités et l’assentiment des populations locales.

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Entre les BMC et les bordels de « la campagne » qui continuent à vivre et à faire vivre de nombreuses localités et de nombreuses familles, Fadma est une sorte de fil conducteur d’une visibilité occultée. Pour mieux comprendre son parcours, au-delà des raccourcis, il faut combiner démarche anthropologique et perspective historique. Si le contexte colonial permet de mieux comprendre l’institutionnalisation de la « prostitution berbère », une approche culturelle est également utile, donnant toute son importance au mode de production pastoral, base économique des populations du Moyen Atlas. De nombreuses prostituées se sont réintégrées dans la société, épousées ou rejetées par l’âge. Jusqu’aux années 1980, j’ai pu connaître leur histoire, loin des clichés. De ces biographies, Fadma constitue l’idéal type, même si son parcours indochinois la distingue des autres. La longévité de sa carrière permet une réflexion sur le rapport de la prostitution avec les guerres, les armées et les mutations socio-économiques. Nous avons évoqué le caravansérail, lieu de prostitution par excellence accompagnant l’exercice du commerce sur les axes d’échanges grands et petits, passés et présents. Des recherches récentes, en cours de publication, mettent en perspective cette démarche, comme cette étude sur l’époque mérinide (Titaw, 2010), autre Empire « berbère » ayant dominé l’Afrique du Nord et l’Andalousie avec ses armées, dont les troupes chrétiennes, venues d’Andalousie, se déplaçaient aussi avec leurs femmes.


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DOI : 10.2307/3773855



1 Bacha Hemmou est un chant, repris dans différents styles et répertoires musicaux, qui raconte l’histoire tragique d’un « pacha qui a mangé sa chair ». Il s’agit probablement de l’avant-dernier Pacha de Meknès avant le Protectorat. Celui-ci avait été dégradé et saisi par Moulay Hafid après que le fils du premier a comploté contre lui. Le Pacha Mennou, bras droit de Moulay Hafid et homme de ses besognes, en raconte les péripéties à Mokhtar Soussi (Soussi, 2003, p. 129-136).

2 Cela n’empêche pas les habitants de Mgdez d’aujourd’hui, dans le Haut Atlas de Demnat, de la revendiquer et d’en faire une curiosité touristique en exhibant des copies du livre d’Euloge.

3 Cette étude résume le canevas générique sur les Berbères et leur rapport à l’islam, comme c’est le cas de l’une des récentes études réalisée par deux chercheurs hollandais (Venema et Bakker, 2004, p. 51-64).



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