نقوس المهدي
كاتب
Dans la matinée qui suivit cette fameuse mille et unième nuit, le roi, après avoir proclamé Shahrâzâd épouse et reine à ses côtés, se retira en ses appartements. Il voulait goûter, loin du bruit de la cour, loin des clameurs de liesse qui montaient de la ville, la joie unique que donne la paix avec soi-même. Il renouvela à Shahrâzâd, dans le bonheur du tête-à-tête, la gratitude et l'admiration qu'il venait de lui témoigner publiquement. Une chose pourtant le laissait insatisfait…
- Très aimée Shahrâzâd, dit-il, je ne serai vraiment comblé que lorsque tu m'auras révélé un mystère : d'où as-tu appris ce que j'ai entendu de toi, durant toutes ces nuits ? Éclaire-moi, je t'en prie, ô toi qui sais comment on doit savoir ?
-Très honoré roi, répondit Shahrâzâd, la première chose à savoir, justement, est que l'on ne sait rien par soi seul : les poètes eux-mêmes, qui prétendent, pour les plus fous d'entre eux, être dépositaires d'une parcelle de ce pouvoir créateur qui, en vérité, n'appartient qu'à Dieu seul, les poètes, dis-je, ne savent rien faire qu'avec des mots reçus d'autres qu'eux-mêmes. Là, serait une première définition du savoir : il est héritage, et je n'ai rien fait d'autre pour mon compte, ô roi, que t'entretenir de ce que j'avais appris
Et Shahrâzâd d'ajouter, avec un brin de satisfaction : "En y apportant, il est vrai, de ci de là, ma petite touche personnelle". Puis, sur un ton plus sérieux : "Sinon, à quoi serviraient les bibliothèques ? Elles gardent mémoire de tout ce qui se pense, mieux encore : de tout ce qui se dit, pour peu qu'on l'enregistre, car il n'est de salut que dans l'écrit. Tu l'as toi-même entendu, ô roi : tel ou tel de tes pareils, à l'occasion de telle ou telle histoire, la trouvait si belle et édifiante qu'il ordonnait de la consigner dans les archives officielles.
- Et il en sera de même avec moi, dit le roi, si tu veux bien, ô Shahrâzâd, m'accorder la grâce, et l'effort, de dicter à mes scribes tout ce que tu m'as raconté. Je m'engage à davantage encore : je m'assurerai que ta parole, devenue texte, vivra à jamais, je le ferai, ce texte surveiller, recopier autant qu'il faudra, afin qu'il se transmette de génération en génération, pour l'honneur du royaume et de l'humanité tout entière. Mais je n'en ai pas fini encore avec mes questions.
- Je t'écoute, ô roi
- J'ai cru comprendre, à une réflexion que tu m'as faite, que le savoir était héritage sans doute, mais que l'on pouvait, et même devait, y ajouter.
- Il en est bien ainsi, ô roi. Tout être vivant, doué de parole, de raison, d'imagination, doit se faire en effet une règle de compléter, embellir, enrichir, voire rectifier quand il le faut, ce que lui ont livré ses pères. Quel serait donc cet héritage qui resterait en l'état, ce champ que l'on n'agrandirait pas, cette maison que, faute d'y toucher, on laisserait aller peu à peu à la ruine ? Les poètes ont au moins raison sur ce point : recevoir n'empêche pas de créer, que dis-je ?, il l'impose, au nom même de la fidélité.
- Mais cette création, Shahrâzâd, où faut-il donc aller la chercher ?
- En nous-mêmes, bien sûr, ô roi, mais à condition de ne pas nous prendre pour un univers clos. L'Univers, lui, nous appelle de tous côtés. Le sage ne doit pas s'enfermer en ses seules connaissances, mais toujours les confronter à celles des autres, et pas seulement des gens de son pays ou de son temps, des spécialistes de sa discipline. La quête, ici, ne se veut aucune frontière, ni dans l'histoire, ni sur la terre, ni de savoir, et la règle d'or, en la matière, serait à chercher dans le plaisir, aussi sûr que chaque fois nouveau, de l'inachevé.
- On croirait, à t'entendre, Shahrâzâd, que ce plaisir-là serait le seul vrai. Mais si sa quête ne débouche sur l'inconnu perpétuellement rêvé, que devient ce plaisir, pire : que devient le savoir ? Au mieux, alors, une redite, synonyme, pour le coup, de désenchantement, voire de désespoir.
- Je concède, ô roi, qu'il y a du vrai dans ce que tu dis. Permets-moi pourtant d'observer que le plaisir d'une recherche tient au moins autant en sa démarche qu'en son contenu. Revenons aux poètes : quand l'un d'entre eux nous affirme, et que nous le reconnaissons nous-mêmes, qu'il apporte du nouveau, où réside celui-ci ? À la vérité, lui et ses frères, depuis que le monde est monde, ne font pas autre chose que s'interroger sur notre destinée, et sur les thèmes inchangés de l'amour, du bonheur ou du chagrin, du monde, de la mort et de l'au-delà. L'originalité du poète tient à la façon dont il trouve et agence ses mots pour donner un éclairage neuf à l'éternelle question de nos origines, de notre être et de notre devenir. La qualité d'un poète, ce n'est pas le quoi, mais le comment ; sa part imprescriptible, c'est sa voix.
- Pour un peu, Shahrâzâd, tu verserais dans la facilité : trop commodes, les poètes ! Revenons, si tu veux bien, au vif du sujet, au savoir, en son sens le plus général. Plaisir, originalité, tout cela est bien beau, mais peut-être un tant soit peu égoïste, non ?
- Il est vrai : beaucoup, beaucoup trop, s'en contentent. Laissons de côté ce qu'il est convenu d'appeler les sciences, accessibles aux seuls initiés. Mais, elles n'épuisent pas et de loin, le savoir, et c'est là que le bât me blesse. Tout ce que peut comprendre l'intelligence la plus ordinaire doit être communiqué : le savoir se renie s'il ne se partage pas, le savant se renie s'il n'est qu'un cuistre. Il faut donc veiller à ce que l'on dit, à ce que l'on écrit : dès que la parole ou la plume entrent en jeu, l'on doit garder présent à la pensée que les mots sont faits pour être, aussitôt que dits ou écrits, reçus. Passent-ils tous ? Pas toujours sans doute, mais il en restera dans tous les cas quelque chose, et ce partage-là, aussi, est plaisir.
- Comment ne pas t'aimer, Shahrâzâd ? Deux raisons m'y suffiraient : tu es aussi intelligente que belle. Et pourtant il demeure de ces longues nuits, un je-ne-sais-quoi de mystère que je n'arrive pas à percer. Oui, un mystère… Tu peux me dire lequel ?
- Je suis jeune, très jeune, ô roi, mais de toutes les choses que j'avais apprises, je savais que le plaisir d'amour s'épuise et que, arrivé là, tu me tuerais. Heureusement pour moi, je savais aussi qu'il en était un autre, de plaisir, celui de connaître, et que celui-là ne s'épuise qu'avec notre propre mort. Dès lors que je te le donnais, dès lors que tu le recevais, tu étais à moi, et pour toujours.
- Très aimée Shahrâzâd, dit-il, je ne serai vraiment comblé que lorsque tu m'auras révélé un mystère : d'où as-tu appris ce que j'ai entendu de toi, durant toutes ces nuits ? Éclaire-moi, je t'en prie, ô toi qui sais comment on doit savoir ?
-Très honoré roi, répondit Shahrâzâd, la première chose à savoir, justement, est que l'on ne sait rien par soi seul : les poètes eux-mêmes, qui prétendent, pour les plus fous d'entre eux, être dépositaires d'une parcelle de ce pouvoir créateur qui, en vérité, n'appartient qu'à Dieu seul, les poètes, dis-je, ne savent rien faire qu'avec des mots reçus d'autres qu'eux-mêmes. Là, serait une première définition du savoir : il est héritage, et je n'ai rien fait d'autre pour mon compte, ô roi, que t'entretenir de ce que j'avais appris
Et Shahrâzâd d'ajouter, avec un brin de satisfaction : "En y apportant, il est vrai, de ci de là, ma petite touche personnelle". Puis, sur un ton plus sérieux : "Sinon, à quoi serviraient les bibliothèques ? Elles gardent mémoire de tout ce qui se pense, mieux encore : de tout ce qui se dit, pour peu qu'on l'enregistre, car il n'est de salut que dans l'écrit. Tu l'as toi-même entendu, ô roi : tel ou tel de tes pareils, à l'occasion de telle ou telle histoire, la trouvait si belle et édifiante qu'il ordonnait de la consigner dans les archives officielles.
- Et il en sera de même avec moi, dit le roi, si tu veux bien, ô Shahrâzâd, m'accorder la grâce, et l'effort, de dicter à mes scribes tout ce que tu m'as raconté. Je m'engage à davantage encore : je m'assurerai que ta parole, devenue texte, vivra à jamais, je le ferai, ce texte surveiller, recopier autant qu'il faudra, afin qu'il se transmette de génération en génération, pour l'honneur du royaume et de l'humanité tout entière. Mais je n'en ai pas fini encore avec mes questions.
- Je t'écoute, ô roi
- J'ai cru comprendre, à une réflexion que tu m'as faite, que le savoir était héritage sans doute, mais que l'on pouvait, et même devait, y ajouter.
- Il en est bien ainsi, ô roi. Tout être vivant, doué de parole, de raison, d'imagination, doit se faire en effet une règle de compléter, embellir, enrichir, voire rectifier quand il le faut, ce que lui ont livré ses pères. Quel serait donc cet héritage qui resterait en l'état, ce champ que l'on n'agrandirait pas, cette maison que, faute d'y toucher, on laisserait aller peu à peu à la ruine ? Les poètes ont au moins raison sur ce point : recevoir n'empêche pas de créer, que dis-je ?, il l'impose, au nom même de la fidélité.
- Mais cette création, Shahrâzâd, où faut-il donc aller la chercher ?
- En nous-mêmes, bien sûr, ô roi, mais à condition de ne pas nous prendre pour un univers clos. L'Univers, lui, nous appelle de tous côtés. Le sage ne doit pas s'enfermer en ses seules connaissances, mais toujours les confronter à celles des autres, et pas seulement des gens de son pays ou de son temps, des spécialistes de sa discipline. La quête, ici, ne se veut aucune frontière, ni dans l'histoire, ni sur la terre, ni de savoir, et la règle d'or, en la matière, serait à chercher dans le plaisir, aussi sûr que chaque fois nouveau, de l'inachevé.
- On croirait, à t'entendre, Shahrâzâd, que ce plaisir-là serait le seul vrai. Mais si sa quête ne débouche sur l'inconnu perpétuellement rêvé, que devient ce plaisir, pire : que devient le savoir ? Au mieux, alors, une redite, synonyme, pour le coup, de désenchantement, voire de désespoir.
- Je concède, ô roi, qu'il y a du vrai dans ce que tu dis. Permets-moi pourtant d'observer que le plaisir d'une recherche tient au moins autant en sa démarche qu'en son contenu. Revenons aux poètes : quand l'un d'entre eux nous affirme, et que nous le reconnaissons nous-mêmes, qu'il apporte du nouveau, où réside celui-ci ? À la vérité, lui et ses frères, depuis que le monde est monde, ne font pas autre chose que s'interroger sur notre destinée, et sur les thèmes inchangés de l'amour, du bonheur ou du chagrin, du monde, de la mort et de l'au-delà. L'originalité du poète tient à la façon dont il trouve et agence ses mots pour donner un éclairage neuf à l'éternelle question de nos origines, de notre être et de notre devenir. La qualité d'un poète, ce n'est pas le quoi, mais le comment ; sa part imprescriptible, c'est sa voix.
- Pour un peu, Shahrâzâd, tu verserais dans la facilité : trop commodes, les poètes ! Revenons, si tu veux bien, au vif du sujet, au savoir, en son sens le plus général. Plaisir, originalité, tout cela est bien beau, mais peut-être un tant soit peu égoïste, non ?
- Il est vrai : beaucoup, beaucoup trop, s'en contentent. Laissons de côté ce qu'il est convenu d'appeler les sciences, accessibles aux seuls initiés. Mais, elles n'épuisent pas et de loin, le savoir, et c'est là que le bât me blesse. Tout ce que peut comprendre l'intelligence la plus ordinaire doit être communiqué : le savoir se renie s'il ne se partage pas, le savant se renie s'il n'est qu'un cuistre. Il faut donc veiller à ce que l'on dit, à ce que l'on écrit : dès que la parole ou la plume entrent en jeu, l'on doit garder présent à la pensée que les mots sont faits pour être, aussitôt que dits ou écrits, reçus. Passent-ils tous ? Pas toujours sans doute, mais il en restera dans tous les cas quelque chose, et ce partage-là, aussi, est plaisir.
- Comment ne pas t'aimer, Shahrâzâd ? Deux raisons m'y suffiraient : tu es aussi intelligente que belle. Et pourtant il demeure de ces longues nuits, un je-ne-sais-quoi de mystère que je n'arrive pas à percer. Oui, un mystère… Tu peux me dire lequel ?
- Je suis jeune, très jeune, ô roi, mais de toutes les choses que j'avais apprises, je savais que le plaisir d'amour s'épuise et que, arrivé là, tu me tuerais. Heureusement pour moi, je savais aussi qu'il en était un autre, de plaisir, celui de connaître, et que celui-là ne s'épuise qu'avec notre propre mort. Dès lors que je te le donnais, dès lors que tu le recevais, tu étais à moi, et pour toujours.