30 août 1857
J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.
Je vous serre la main, poëte.
Victor Hugo
********
23 septembre 1859
Monsieur,
J’ai le plus grand besoin de vous, et j’invoque votre bonté. Il y a quelques mois, j’ai fait sur mon ami Théophile Gautier un assez long article qui a soulevé un tel éclat de rire parmi les imbéciles, que j’ai jugé bon d’en faire une petite brochure, ne fût-ce que pour prouver que je ne me repens jamais. — J’avais prié les gens du journal de vous expédier un numéro. J’ignore si vous l’avez reçu ; mais j’ai appris par notre ami commun, M. Paul Meurice, que vous aviez eu la bonté de m’écrire une lettre, laquelle n’a pas encore pu être retrouvée, L’Artiste ayant jugé à propos de la renvoyer à un domicile que je n’habite plus depuis longtemps, au lieu de la renvoyer à Honfleur, mon vrai domicile, où rien ne se perd. Il m’est impossible de deviner si votre lettre avait directement trait à l’article en question, et, quoi qu’il en soit, j’ai éprouvé un amer regret. — Une lettre de vous, Monsieur, qu’aucun de nous n’a vu depuis longtemps, de vous, que je n’ai vu que deux fois, et il y a de cela presque vingt ans, — est une chose si agréable et si précieuse ! — Il faut cependant que je vous explique pourquoi j’ai commis cette prodigieuse inconvenance de vous envoyer un papier imprimé sans joindre une lettre, un hommage quelconque, un témoignage de respect et de fidélité. Un des imbéciles dont je parlais (celui-là plein de trop d’esprit, je veux dire d’esprit pointu) me dit : Comment ! vous aurez l’effronterie d’envoyer cet article à M. Hugo ! Vous ne sentez donc pas que c’est fait pour lui déplaire ! — Voilà sans doute une énorme sottise. Eh bien ! Monsieur, quoique je sache que le génie contient naturellement tout l’esprit critique et toute l’indulgence nécessaire, je me suis senti intimidé, et je n’ai pas osé vous écrire.
J’ai donc maintenant quelques explications à vous donner. Je sais vos ouvrages par cœur, et vos préfaces me montrent que j’ai dépassé la théorie généralement exposée par vous sur l’alliance de la morale avec la poésie. Mais en un temps où le monde s’éloigne de l’art avec une telle horreur, où les hommes se laissent s’abrutir par l’idée exclusive d’utilité, je crois qu’il n’y a pas grand mal à exagérer un peu dans le sens contraire. J’ai peut-être réclamé trop. C’était pour obtenir assez. Enfin, quand même un peu un peu de fatalisme asiatique se serait mêlé à mes réflexions, je me considère comme pardonnable. L’épouvantable monde où nous vivons donne le goût de l’isolement et de la fatalité.
J’ai voulu surtout ramener la pensée du lecteur vers cette merveilleuse époque littéraire dont vous fûtes le véritable roi et qui vit dans mon esprit comme un délicieux souvenir d’enfance.
Relativement à l’écrivain qui fait le sujet de cet article, et donc le nom a servi de prétexte à mes considérations critiques, je puis vous avouer confidentiellement que je connais les lacunes de son étonnant esprit. Bien des fois, pensant à lui, j’ai été affligé de voir que Dieu ne voulait pas être absolument généreux. Je n’ai pas menti, j’ai esquivé, j’ai dissimulé. Si j’étais appelé à témoigner en justice, et si mon témoignage, absolument véridique, pouvait nuire à un être favorisé par la Nature et aimé par mon Cœur, je vous jure que je mentirais avec fierté ; — parce que les lois sont au-dessous du sentiment, parce que l’amitié est, de sa nature, infaillible et ingouvernable. Mais vis-à-vis de vous, il me semble absolument inutile de vous mentir.
J’ai besoin de vous. J’ai besoin d’une voix plus haute que la mienne et que celle de Théophile Gautier, — de votre voix dictatoriale. Je veux être protégé. J’imprimerai humblement ce que vous daignerez m’écrire. Ne vous gênez pas, je vous en supplie. Si vous trouvez, dans ces épreuves, quelque chose à blâmer, sachez que je montrerai votre blâme docilement, mais sans trop de honte. Une critique de vous, n’est-ce pas encore une caresse, puisque c’est un honneur ?
Les vers que je joins à cette lettre se jouaient depuis longtemps dans mon cerveau. Le second morceau a été fait en vue de vous imiter (riez de ma fatuité, j’en ris moi-même) après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si magnifique se mêle à une familiarité si touchante. J’ai vu quelquefois dans les galeries de peintures de misérables rapins qui copiaient les ouvrages des maîtres. Bien ou mal faites, ils mettaient quelquefois dans ces imitations, à leur insu, quelque chose de leur propre nature, grande ou triviale. Ce sera là peut-être (peut-être !) l’excuse de mon audace. Quand Les Fleurs du mal reparaîtront, gonflées de trois fois plus de matière que n’en a supprimé la Justice, j’aurai le plaisir d’inscrire en tête de ces morceaux le nom du poète dont les œuvres m’ont tant appris et ont donné tant de jouissances à ma jeunesse.
Je me rappelle que vous m’envoyâtes, lors de cette publication, un singulier compliment sur la flétrissure que vous définissiez une décoration. Je ne compris pas très bien, parce que j’étais encore en proie à la colère causée par la perte de temps et d’argent. Mais aujourd’hui, Monsieur, je comprends très bien. Je me trouve fort à l’aise sous ma flétrissure, et je sais que désormais, dans quelque genre de littérature que je me répande, je resterai un monstre et un loup-garou.
Il y a quelque temps, l’amnistie mit votre nom sur toutes les lèvres. Me pardonnerez-vous d’avoir été inquiet pendant un quart de seconde ? J’entendais dire autour de moi : Enfin, Victor Hugo va revenir ! — Je trouvais que ces paroles faisaient honneur au cœur de ces braves gens, mais non pas à leur jugement. Votre note est venue qui nous a soulagés. Je savais bien que les poètes valaient les Napoléon, et que Victor Hugo ne pouvait pas être moins grand que Chateaubriand.
On me dit que vous habitez une demeure haute, poétique, et qui ressemble à votre esprit, et que vous vous sentez heureux dans le fracas du vent et de l’eau.
Vous ne serez jamais aussi heureux que vous êtes grand. On me dit aussi que vous avez des regrets et des nostalgies. C’est peut-être faux. Mais si c’est vrai, il vous suffirait d’une journée dans notre triste, dans notre ennuyeux Paris, dans notre Paris-New York, pour vous guérir radicalement. Si je n’avais pas ici des devoirs à accomplir, je m’en irais au bout du monde. — Adieu, Monsieur, si quelquefois mon nom était prononcé d’une manière bienveillante dans votre heureuse famille, j’en ressentirais un grand bonheur.
BAUDELAIRE
**************
25 février 1840
Monsieur,
Il y a quelques temps, je vis représenter Marion de Lorme ; la beauté de ce drame m’a tellement enchanté et m’a rendu si heureux que je désire vivement connaître l’auteur et le remercier de près. Je suis encore un écolier et je commets peut-être une impertinence sans exemple ; mais j’ignore tout à fait les convenances de ce monde et j’ai pensé que cela vous rendrait indulgent à mon égard. — Les éloges et les remerciements d’un étudiant doivent peu vous toucher, après ceux que vous ont prodigués tant d’hommes de goût. Vous vous êtes sans doute montré à tant de gens que vous devez peu vous soucier d’attirer près de vous un nouvel importun — Pourtant, si vous saviez combien notre amour, à nous autres jeunes gens, est sincère et vrai — il me semble, (peut-être est-ce bien de l’orgueil) que je comprends tous vos ouvrages.
Je vous aime comme j’aime vos livres ; je vous crois bon et généreux, parce que vous avez entrepris plusieurs réhabilitations, parce que loin de céder à l’opinion, vous l’avez souvent réformée, fièrement et dignement. J’imagine qu’auprès de vous, Monsieur, j’apprendrai une foule de choses bonnes et grandes ; je vous aime comme on aime un héros, un livre, comme on aime purement et sans intérêt toute belle chose. Je suis peut-être bien hardi de vous envoyer bon gré mal gré ces éloges par la poste ; mais je voudrais vous dire vivement, simplement, combien je vous aime et je vous admire, et je tremble d’être ridicule. Cependant, Monsieur, puisque vous avez été jeune, vous devez comprendre cet amour que nous donne un livre pour son auteur, et ce besoin qui nous prend de le remercier de vive voix et de lui baiser humblement les mains ; à dix-neuf ans, eussiez-vous hésité à en écrire autant à un écrivain dont votre âme eût été éprise, à M. de Chateaubriand par exemple ? Tout cela n’est pas assez bien dit, et je pense mieux que ma lettre ; mais j’espère qu’ayant été jeune comme nous, vous devinerez tout le reste, qu’une démarche si nouvelle, si inusitée ne vous choquera pas trop ; et que vous daignerez m’honorer d’une réponse : je vous avoue que je l’attends avec une impatience extrême.
Que vous ayez ou non cette bonté, recevez le témoignage d’une reconnaissance éternelle.
CH. BAUDELAIRE
*************
24 juin 1862
Mon illustre ami,
Si le radical, c’est l’idéal, oui, je suis radical.
Oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux et j’appelle le mieux ; le mieux, quoique dénoncé par le proverbe, n’est pas ennemi du bien, car cela reviendrait à dire : le mieux est l’ami du mal. Oui, une société qui admet la misère, oui, une religion qui admet l’enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut et vers la religion d’en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l’injustice. Universaliser la propriété (ce qui est le contraire de l’abolir) en supprimant le parasitisme, c’est-à-dire arriver à ce but : tout homme propriétaire et aucun homme maître, voilà pour moi la véritable économie sociale et politique. Le but est éloigné. Est-ce une raison pour n’y pas marcher ? J’abrège et je me résume. Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine.
Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j’ai fait Les Misérables.
Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu’un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime.
Maintenant jugez-moi.
Les contestations littéraires entre lettrés sont ridicules, mais le débat politique et social entre poëtes, c’est-à-dire entre philosophes, est grave et fécond. Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux ; seulement peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie. Quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées, j’avoue que, voyant tant de souffrances, j’opterais pour le plus court chemin.
Cher Lamartine, il y a longtemps, en 1820, mon premier bégaiement de poëte adolescent fut un cri d’enthousiasme devant votre aube éblouissant se levant sur le monde. Cette page est dans mes œuvres, et je l’aime ; elle est là avec beaucoup d’autres qui glorifient votre splendeur et votre génie. Aujourd’hui vous pensez que votre tour est venu de parler de moi ; j’en suis fier. Nous nous aimons depuis quarante ans, et nous ne sommes pas morts ; vous ne voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j’en suis sûr. Faites de mon livre et de moi ce que vous voudrez. Il ne peut sortir de vos mains que de la lumière.
Votre Vieil ami Victor Hugo
J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.
Je vous serre la main, poëte.
Victor Hugo
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23 septembre 1859
Monsieur,
J’ai le plus grand besoin de vous, et j’invoque votre bonté. Il y a quelques mois, j’ai fait sur mon ami Théophile Gautier un assez long article qui a soulevé un tel éclat de rire parmi les imbéciles, que j’ai jugé bon d’en faire une petite brochure, ne fût-ce que pour prouver que je ne me repens jamais. — J’avais prié les gens du journal de vous expédier un numéro. J’ignore si vous l’avez reçu ; mais j’ai appris par notre ami commun, M. Paul Meurice, que vous aviez eu la bonté de m’écrire une lettre, laquelle n’a pas encore pu être retrouvée, L’Artiste ayant jugé à propos de la renvoyer à un domicile que je n’habite plus depuis longtemps, au lieu de la renvoyer à Honfleur, mon vrai domicile, où rien ne se perd. Il m’est impossible de deviner si votre lettre avait directement trait à l’article en question, et, quoi qu’il en soit, j’ai éprouvé un amer regret. — Une lettre de vous, Monsieur, qu’aucun de nous n’a vu depuis longtemps, de vous, que je n’ai vu que deux fois, et il y a de cela presque vingt ans, — est une chose si agréable et si précieuse ! — Il faut cependant que je vous explique pourquoi j’ai commis cette prodigieuse inconvenance de vous envoyer un papier imprimé sans joindre une lettre, un hommage quelconque, un témoignage de respect et de fidélité. Un des imbéciles dont je parlais (celui-là plein de trop d’esprit, je veux dire d’esprit pointu) me dit : Comment ! vous aurez l’effronterie d’envoyer cet article à M. Hugo ! Vous ne sentez donc pas que c’est fait pour lui déplaire ! — Voilà sans doute une énorme sottise. Eh bien ! Monsieur, quoique je sache que le génie contient naturellement tout l’esprit critique et toute l’indulgence nécessaire, je me suis senti intimidé, et je n’ai pas osé vous écrire.
J’ai donc maintenant quelques explications à vous donner. Je sais vos ouvrages par cœur, et vos préfaces me montrent que j’ai dépassé la théorie généralement exposée par vous sur l’alliance de la morale avec la poésie. Mais en un temps où le monde s’éloigne de l’art avec une telle horreur, où les hommes se laissent s’abrutir par l’idée exclusive d’utilité, je crois qu’il n’y a pas grand mal à exagérer un peu dans le sens contraire. J’ai peut-être réclamé trop. C’était pour obtenir assez. Enfin, quand même un peu un peu de fatalisme asiatique se serait mêlé à mes réflexions, je me considère comme pardonnable. L’épouvantable monde où nous vivons donne le goût de l’isolement et de la fatalité.
J’ai voulu surtout ramener la pensée du lecteur vers cette merveilleuse époque littéraire dont vous fûtes le véritable roi et qui vit dans mon esprit comme un délicieux souvenir d’enfance.
Relativement à l’écrivain qui fait le sujet de cet article, et donc le nom a servi de prétexte à mes considérations critiques, je puis vous avouer confidentiellement que je connais les lacunes de son étonnant esprit. Bien des fois, pensant à lui, j’ai été affligé de voir que Dieu ne voulait pas être absolument généreux. Je n’ai pas menti, j’ai esquivé, j’ai dissimulé. Si j’étais appelé à témoigner en justice, et si mon témoignage, absolument véridique, pouvait nuire à un être favorisé par la Nature et aimé par mon Cœur, je vous jure que je mentirais avec fierté ; — parce que les lois sont au-dessous du sentiment, parce que l’amitié est, de sa nature, infaillible et ingouvernable. Mais vis-à-vis de vous, il me semble absolument inutile de vous mentir.
J’ai besoin de vous. J’ai besoin d’une voix plus haute que la mienne et que celle de Théophile Gautier, — de votre voix dictatoriale. Je veux être protégé. J’imprimerai humblement ce que vous daignerez m’écrire. Ne vous gênez pas, je vous en supplie. Si vous trouvez, dans ces épreuves, quelque chose à blâmer, sachez que je montrerai votre blâme docilement, mais sans trop de honte. Une critique de vous, n’est-ce pas encore une caresse, puisque c’est un honneur ?
Les vers que je joins à cette lettre se jouaient depuis longtemps dans mon cerveau. Le second morceau a été fait en vue de vous imiter (riez de ma fatuité, j’en ris moi-même) après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si magnifique se mêle à une familiarité si touchante. J’ai vu quelquefois dans les galeries de peintures de misérables rapins qui copiaient les ouvrages des maîtres. Bien ou mal faites, ils mettaient quelquefois dans ces imitations, à leur insu, quelque chose de leur propre nature, grande ou triviale. Ce sera là peut-être (peut-être !) l’excuse de mon audace. Quand Les Fleurs du mal reparaîtront, gonflées de trois fois plus de matière que n’en a supprimé la Justice, j’aurai le plaisir d’inscrire en tête de ces morceaux le nom du poète dont les œuvres m’ont tant appris et ont donné tant de jouissances à ma jeunesse.
Je me rappelle que vous m’envoyâtes, lors de cette publication, un singulier compliment sur la flétrissure que vous définissiez une décoration. Je ne compris pas très bien, parce que j’étais encore en proie à la colère causée par la perte de temps et d’argent. Mais aujourd’hui, Monsieur, je comprends très bien. Je me trouve fort à l’aise sous ma flétrissure, et je sais que désormais, dans quelque genre de littérature que je me répande, je resterai un monstre et un loup-garou.
Il y a quelque temps, l’amnistie mit votre nom sur toutes les lèvres. Me pardonnerez-vous d’avoir été inquiet pendant un quart de seconde ? J’entendais dire autour de moi : Enfin, Victor Hugo va revenir ! — Je trouvais que ces paroles faisaient honneur au cœur de ces braves gens, mais non pas à leur jugement. Votre note est venue qui nous a soulagés. Je savais bien que les poètes valaient les Napoléon, et que Victor Hugo ne pouvait pas être moins grand que Chateaubriand.
On me dit que vous habitez une demeure haute, poétique, et qui ressemble à votre esprit, et que vous vous sentez heureux dans le fracas du vent et de l’eau.
Vous ne serez jamais aussi heureux que vous êtes grand. On me dit aussi que vous avez des regrets et des nostalgies. C’est peut-être faux. Mais si c’est vrai, il vous suffirait d’une journée dans notre triste, dans notre ennuyeux Paris, dans notre Paris-New York, pour vous guérir radicalement. Si je n’avais pas ici des devoirs à accomplir, je m’en irais au bout du monde. — Adieu, Monsieur, si quelquefois mon nom était prononcé d’une manière bienveillante dans votre heureuse famille, j’en ressentirais un grand bonheur.
BAUDELAIRE
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25 février 1840
Monsieur,
Il y a quelques temps, je vis représenter Marion de Lorme ; la beauté de ce drame m’a tellement enchanté et m’a rendu si heureux que je désire vivement connaître l’auteur et le remercier de près. Je suis encore un écolier et je commets peut-être une impertinence sans exemple ; mais j’ignore tout à fait les convenances de ce monde et j’ai pensé que cela vous rendrait indulgent à mon égard. — Les éloges et les remerciements d’un étudiant doivent peu vous toucher, après ceux que vous ont prodigués tant d’hommes de goût. Vous vous êtes sans doute montré à tant de gens que vous devez peu vous soucier d’attirer près de vous un nouvel importun — Pourtant, si vous saviez combien notre amour, à nous autres jeunes gens, est sincère et vrai — il me semble, (peut-être est-ce bien de l’orgueil) que je comprends tous vos ouvrages.
Je vous aime comme j’aime vos livres ; je vous crois bon et généreux, parce que vous avez entrepris plusieurs réhabilitations, parce que loin de céder à l’opinion, vous l’avez souvent réformée, fièrement et dignement. J’imagine qu’auprès de vous, Monsieur, j’apprendrai une foule de choses bonnes et grandes ; je vous aime comme on aime un héros, un livre, comme on aime purement et sans intérêt toute belle chose. Je suis peut-être bien hardi de vous envoyer bon gré mal gré ces éloges par la poste ; mais je voudrais vous dire vivement, simplement, combien je vous aime et je vous admire, et je tremble d’être ridicule. Cependant, Monsieur, puisque vous avez été jeune, vous devez comprendre cet amour que nous donne un livre pour son auteur, et ce besoin qui nous prend de le remercier de vive voix et de lui baiser humblement les mains ; à dix-neuf ans, eussiez-vous hésité à en écrire autant à un écrivain dont votre âme eût été éprise, à M. de Chateaubriand par exemple ? Tout cela n’est pas assez bien dit, et je pense mieux que ma lettre ; mais j’espère qu’ayant été jeune comme nous, vous devinerez tout le reste, qu’une démarche si nouvelle, si inusitée ne vous choquera pas trop ; et que vous daignerez m’honorer d’une réponse : je vous avoue que je l’attends avec une impatience extrême.
Que vous ayez ou non cette bonté, recevez le témoignage d’une reconnaissance éternelle.
CH. BAUDELAIRE
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24 juin 1862
Mon illustre ami,
Si le radical, c’est l’idéal, oui, je suis radical.
Oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux et j’appelle le mieux ; le mieux, quoique dénoncé par le proverbe, n’est pas ennemi du bien, car cela reviendrait à dire : le mieux est l’ami du mal. Oui, une société qui admet la misère, oui, une religion qui admet l’enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut et vers la religion d’en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l’injustice. Universaliser la propriété (ce qui est le contraire de l’abolir) en supprimant le parasitisme, c’est-à-dire arriver à ce but : tout homme propriétaire et aucun homme maître, voilà pour moi la véritable économie sociale et politique. Le but est éloigné. Est-ce une raison pour n’y pas marcher ? J’abrège et je me résume. Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine.
Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j’ai fait Les Misérables.
Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu’un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime.
Maintenant jugez-moi.
Les contestations littéraires entre lettrés sont ridicules, mais le débat politique et social entre poëtes, c’est-à-dire entre philosophes, est grave et fécond. Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux ; seulement peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie. Quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées, j’avoue que, voyant tant de souffrances, j’opterais pour le plus court chemin.
Cher Lamartine, il y a longtemps, en 1820, mon premier bégaiement de poëte adolescent fut un cri d’enthousiasme devant votre aube éblouissant se levant sur le monde. Cette page est dans mes œuvres, et je l’aime ; elle est là avec beaucoup d’autres qui glorifient votre splendeur et votre génie. Aujourd’hui vous pensez que votre tour est venu de parler de moi ; j’en suis fier. Nous nous aimons depuis quarante ans, et nous ne sommes pas morts ; vous ne voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j’en suis sûr. Faites de mon livre et de moi ce que vous voudrez. Il ne peut sortir de vos mains que de la lumière.
Votre Vieil ami Victor Hugo