Cher Jean,
J’aurais aimé te dire « tout va bien », mais tu sais que rien ne va tout à fait bien. Je ne te parlerai pas de la météo, mais sache que le climat est devenu fou et que les saisons se moquent des cultivateurs, que les paysans vivent toujours plus nombreux dans les villes. L’exode rural dont tu as maintes fois constaté les dégâts se poursuit. Les saisons ne sont plus à leur place et la terre continue de tourner avec ses affamés, ses incohérences et injustices.
(…)
À l’invitation d’une chaîne de télévision française, je me suis rendu l’hiver dernier à Alligny, dans le Morvan, pour visiter ton école. Ce lieu est si froid, si humide, si chagrin, que j’ai vite compris ton envie de t’en évader. La lumière du ciel est fade, grise, elle dégage un parfum d’ennui. La famille qui s’occupait de toi ne pouvait rien contre ce trou englué dans la terre regorgeant d’eau. Tu as appris à écrire là. Rien ne signale que de cette école allait émerger l’enfant terrible des lettres françaises du XXe siècle, ni le provocateur et militant qui a dérangé tant de monde. Je garde de cette visite un sentiment de malaise et de tristesse. En même temps, j’étais curieux de me retrouver dans les lieux de ton enfance. Je n’y retournerai pas. J’ai repensé à ce que tu déclarais à Hubert Fichte, journaliste de Die Zeit, le 13 février 1976 : « Je n’ai ni père ni mère, j’ai été élevé à l’Assistance publique, j’ai su très jeune que je n’étais pas français, que je n’appartenais pas à ce village. J’ai été élevé dans le Massif central. Je l’ai su d’une façon bête, niaise, comme ça : le maître d’école avait demandé d’écrire une petite rédaction, chaque élève devant décrire sa maison ; j’ai fait la description de ma maison ; il s’est trouvé que ma description était, selon le maître d’école, la plus jolie. Il l’a lue à haute voix et tout le monde s’est moqué de moi en disant : « Mais ce n’est pas sa maison, c’est un enfant trouvé », et alors il y a eu un tel vide, un tel abaissement. J’étais immédiatement tellement étranger, oh ! le mot n’est pas fort, haïr la France, ce n’est rien, il faudrait plus que haïr, plus que vomir la France… »
Je ne t’en dirai pas plus. Le monde va mal. Mais un homme noir est devenu président des États-Unis d’Amérique. Ça, c’est une bonne nouvelle ! Tu aurais été content.
Sache enfin que tes œuvres théâtrales sont dans la Pléiade et que la France et des universités dans le monde s’apprêtent à célébrer le centenaire de ta naissance. Heureusement que tu n’es pas là pour gâcher la fête !
Un dernier mot, mon cher Jean, on a découvert le nom de ton père biologique, tu vas rire, tu vas te réveiller et me poursuivre de ton sarcasme, tiens-toi bien : il s’appelait M. Blanc ! Tu te rends compte à quoi tu as échappé ? Jean Blanc ! Rien que pour cela, tu aurais changé de famille, n’est-ce pas ?
Je t’embrasse, ami
Tahar
J’aurais aimé te dire « tout va bien », mais tu sais que rien ne va tout à fait bien. Je ne te parlerai pas de la météo, mais sache que le climat est devenu fou et que les saisons se moquent des cultivateurs, que les paysans vivent toujours plus nombreux dans les villes. L’exode rural dont tu as maintes fois constaté les dégâts se poursuit. Les saisons ne sont plus à leur place et la terre continue de tourner avec ses affamés, ses incohérences et injustices.
(…)
À l’invitation d’une chaîne de télévision française, je me suis rendu l’hiver dernier à Alligny, dans le Morvan, pour visiter ton école. Ce lieu est si froid, si humide, si chagrin, que j’ai vite compris ton envie de t’en évader. La lumière du ciel est fade, grise, elle dégage un parfum d’ennui. La famille qui s’occupait de toi ne pouvait rien contre ce trou englué dans la terre regorgeant d’eau. Tu as appris à écrire là. Rien ne signale que de cette école allait émerger l’enfant terrible des lettres françaises du XXe siècle, ni le provocateur et militant qui a dérangé tant de monde. Je garde de cette visite un sentiment de malaise et de tristesse. En même temps, j’étais curieux de me retrouver dans les lieux de ton enfance. Je n’y retournerai pas. J’ai repensé à ce que tu déclarais à Hubert Fichte, journaliste de Die Zeit, le 13 février 1976 : « Je n’ai ni père ni mère, j’ai été élevé à l’Assistance publique, j’ai su très jeune que je n’étais pas français, que je n’appartenais pas à ce village. J’ai été élevé dans le Massif central. Je l’ai su d’une façon bête, niaise, comme ça : le maître d’école avait demandé d’écrire une petite rédaction, chaque élève devant décrire sa maison ; j’ai fait la description de ma maison ; il s’est trouvé que ma description était, selon le maître d’école, la plus jolie. Il l’a lue à haute voix et tout le monde s’est moqué de moi en disant : « Mais ce n’est pas sa maison, c’est un enfant trouvé », et alors il y a eu un tel vide, un tel abaissement. J’étais immédiatement tellement étranger, oh ! le mot n’est pas fort, haïr la France, ce n’est rien, il faudrait plus que haïr, plus que vomir la France… »
Je ne t’en dirai pas plus. Le monde va mal. Mais un homme noir est devenu président des États-Unis d’Amérique. Ça, c’est une bonne nouvelle ! Tu aurais été content.
Sache enfin que tes œuvres théâtrales sont dans la Pléiade et que la France et des universités dans le monde s’apprêtent à célébrer le centenaire de ta naissance. Heureusement que tu n’es pas là pour gâcher la fête !
Un dernier mot, mon cher Jean, on a découvert le nom de ton père biologique, tu vas rire, tu vas te réveiller et me poursuivre de ton sarcasme, tiens-toi bien : il s’appelait M. Blanc ! Tu te rends compte à quoi tu as échappé ? Jean Blanc ! Rien que pour cela, tu aurais changé de famille, n’est-ce pas ?
Je t’embrasse, ami
Tahar