Georges Simenon, André Gide ... Sans trop de pudeur. Correspondance 1938 - 1950
Simenon à Gide
Nieul-sur-Mer, mi-janvier 1939
Mon cher Maître et grand ami,
Je ne crois pas vous étonner en vous disant que je n’ai jamais eu autant le trac de ma vie. Vos deux lettres m’arrivent presque ensemble, le boulevard Richard-Wallace gardant mon courrier pour en faire de grosses enveloppes de réexpédition. (...) Car ce que vous m’apportez, vous devez bien le savoir, est inattendu et presque terrible. J’étais décidé à l’attendre des années et des années encore, à attendre d’être vieux et peut-être mort. J’avais tout pesé. Je m’étais organisé dans cet esprit-là comme notre ami Gallimard pourra vous le dire. Et maintenant, je vous dois de m’expliquer, ce qui est beaucoup plus difficile que d’expliquer un personnage, presque impossible. Est-ce que le seul terrain défendu à la connaissance n’est pas soi-même ? (...) D’abord le métier. Gâcher du plâtre. Je me suis donné dix ans pour cela. Au début, il m’arrivait, après journée, c’est-à-dire après mes romans populaires, que j’écrivais à la cadence d’un par trois jours, de me mettre en transes et d’écrire un conte ou une nouvelle. Je n’ai jamais essayé de les publier, j’en ai de pleins dossiers.(...) J’ai attendu près de dix ans. Pour vivre beaucoup de vies, très vite, il me fallait beaucoup d’argent. A vingt ans j’avais écrit :
Je publierai mon premier roman à trente ans.
A trente ans je décidais :
- Je vais écrire pour vivre, pour apprendre la vie, des romans semi-littéraires et j’écrirai mon premier vrai roman à quarante ans.
(...) Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, menti, j’allais écrire volé. Avoir tout fait, non à fond mais assez pour comprendre. Ce qui fait d’ailleurs que je suis médiocre en tout, en jardinage comme en équitation, et nul en thème latin. (...) Le roman commencé, je suis mon personnage, je vis sa vie. Je travaille deux heures par jour. Je vomis encore comme à mes débuts quand j’écrivais M. Gustave. J’en suis abruti et vidé. Je dors, je mange. J’attends le moment d me replonger dans le bain. C’est tout. (...)
******
Gide à Simenon
Paris, le 20 janvier 1939.
Mon cher Simenon,
Votre longue lettre m’a prodigieusement intéressé ; je la conserve précieusement, car certaines indications que vous me donnez pourront m’être fort utiles si je parviens à mener à bien l’étude (le mot " étude " respire l’ennui ! excusez-le !) que je projette. (...) Ci-joint M. Gustave ; nettement médiocre en tant que récit ; mais fort intéressant comme témoignage de cet effort de faire tenir (ou pressentir) le futur dans le présent - (1925 !) Merci de me l’avoir communiqué. Je retrouve cette préoccupation dans le début, si remarquable, des Trois Crimes de mes amis. Mais vous pourrez réussir mieux encore, j’en jurerais. (...) Mon cher Simenon, je voudrais causer avec vous et, à mon retour en France, en avril, ferai l’impossible pour vous rencontrer, si vous le permettez. Je ne voudrais pas publier cette étude sur vous avant de vous l’avoir montrée et m’être assuré que je n’y dis pas des inexactitudes ou des bêtises. Bien cordialement votre
André Gide
Simenon à Gide
Nieul-sur-Mer, mi-janvier 1939
Mon cher Maître et grand ami,
Je ne crois pas vous étonner en vous disant que je n’ai jamais eu autant le trac de ma vie. Vos deux lettres m’arrivent presque ensemble, le boulevard Richard-Wallace gardant mon courrier pour en faire de grosses enveloppes de réexpédition. (...) Car ce que vous m’apportez, vous devez bien le savoir, est inattendu et presque terrible. J’étais décidé à l’attendre des années et des années encore, à attendre d’être vieux et peut-être mort. J’avais tout pesé. Je m’étais organisé dans cet esprit-là comme notre ami Gallimard pourra vous le dire. Et maintenant, je vous dois de m’expliquer, ce qui est beaucoup plus difficile que d’expliquer un personnage, presque impossible. Est-ce que le seul terrain défendu à la connaissance n’est pas soi-même ? (...) D’abord le métier. Gâcher du plâtre. Je me suis donné dix ans pour cela. Au début, il m’arrivait, après journée, c’est-à-dire après mes romans populaires, que j’écrivais à la cadence d’un par trois jours, de me mettre en transes et d’écrire un conte ou une nouvelle. Je n’ai jamais essayé de les publier, j’en ai de pleins dossiers.(...) J’ai attendu près de dix ans. Pour vivre beaucoup de vies, très vite, il me fallait beaucoup d’argent. A vingt ans j’avais écrit :
Je publierai mon premier roman à trente ans.
A trente ans je décidais :
- Je vais écrire pour vivre, pour apprendre la vie, des romans semi-littéraires et j’écrirai mon premier vrai roman à quarante ans.
(...) Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, menti, j’allais écrire volé. Avoir tout fait, non à fond mais assez pour comprendre. Ce qui fait d’ailleurs que je suis médiocre en tout, en jardinage comme en équitation, et nul en thème latin. (...) Le roman commencé, je suis mon personnage, je vis sa vie. Je travaille deux heures par jour. Je vomis encore comme à mes débuts quand j’écrivais M. Gustave. J’en suis abruti et vidé. Je dors, je mange. J’attends le moment d me replonger dans le bain. C’est tout. (...)
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Gide à Simenon
Paris, le 20 janvier 1939.
Mon cher Simenon,
Votre longue lettre m’a prodigieusement intéressé ; je la conserve précieusement, car certaines indications que vous me donnez pourront m’être fort utiles si je parviens à mener à bien l’étude (le mot " étude " respire l’ennui ! excusez-le !) que je projette. (...) Ci-joint M. Gustave ; nettement médiocre en tant que récit ; mais fort intéressant comme témoignage de cet effort de faire tenir (ou pressentir) le futur dans le présent - (1925 !) Merci de me l’avoir communiqué. Je retrouve cette préoccupation dans le début, si remarquable, des Trois Crimes de mes amis. Mais vous pourrez réussir mieux encore, j’en jurerais. (...) Mon cher Simenon, je voudrais causer avec vous et, à mon retour en France, en avril, ferai l’impossible pour vous rencontrer, si vous le permettez. Je ne voudrais pas publier cette étude sur vous avant de vous l’avoir montrée et m’être assuré que je n’y dis pas des inexactitudes ou des bêtises. Bien cordialement votre
André Gide