- Trois lettres de Gaston Bachelard à Claude Vigée, 1955 et 1958.

1
Université de Paris
Institut d’Histoire des Sciences et des Techniques
Le Directeur 2, rue de la Montagne Ste Geneviève Paris Vème

Le 12 février 55
Cher Monsieur
Dans une courte lettre je ne puis vous dire toutes les pensées, toutes les rêveries qui ont suivi ma lente lecture de vos poèmes. Sans cesse, j’ai été arrêté devant la profondeur de la vérité poétique des thèmes. Sans cesse, le livre ouvert je me mettais à méditer. Je lis beaucoup de poèmes, j’en admire souvent. Mais ici il y a plus : il y a un passé qui souffre, un exil qui est un exil de l’être. Et certaines pages sont bouleversantes.

Exil de la parole exil de la présence. Ailleurs est le bonheur, la vie, les songes. Le songe lui-même a perdu son infinie présence. Parfois une enclave allemande augmente le secret

O Schneewelt der Kindheit
darfst du noch schweigend singen ? [5]

De quelle voix blanche résonne l’écho d’un blanc passé !

Et ce renard qui saigne sur la neige m’obsède. Comme il a l’odeur sauvage et âpre de la liberté !

Votre Phénix met des germes partout. C’est un feu dans la pierre, un cœur dans le glacier. Tous les éléments sont par vous vivifiés.

Ma fiche de lecture est pleine de notes. Si je pouvais comme je l’espère mettre un livre en conclusion de mes anciens livres sur le feu, l’eau, l’air et la terre et leurs rêveries, vos poèmes me donneraient des documents révélateurs. Mais qu’allez-vous faire ? Vous ne pouvez maintenant vous arrêter. Poèmes après poèmes, il vous faut écrire, toujours écrire, combler l’exil par la vie du poète. Rêvez seulement et le grès des Vosges poussera dans votre maison. Toutes les nuits l’Alsace pour vous se tissera des hautes vignes. Vous boirez, en ces nuits, de la bière de Colmar, le vin des grands vallons. Dans ce domaine rien n’est vrai et réel comme l’imaginaire.

L’autre jour, devant mes étudiants assemblés, dans un cours sur l’imagination j’ai cité :

..........................La nuit
J’écoute
...................un jeune noisetier
verdir

Avec vous je me suis fait une oreille d’écouteur. Je me suis souvenu d’un alexandrin perdu par moi dans une page de prose, tandis que je rêvais

Au temps où j’écoutais mûrir la mirabelle.

En Août prochain dans votre Amérique perdue je suis sûr que vous entendrez cela, que nous entendrons ensemble vous jeune poète, moi vieux philosophe la quetsche mettre sa robe de deuil violet.

Mais allez-vous seulement recevoir cette lettre ? Si oui envoyez-moi très vite un autre livre de poèmes. J’ai mis votre livre dans le rayon des livres inoubliables.

Très cordialement à vous

Bachelard

Gaston Bachelard

***

2

Université de Paris Faculté des Lettres

Paris, le 13 Mars 1955

Cher Monsieur,

Hier j’ai reçu d’une part La lutte avec l’ange d’autre part l’Été Indien et votre lettre. Je suis heureux que ma lettre vous ait atteint et que vous l’ayez reçue comme un gage d’amitié. Je vais méditer vos nouveaux dons. Déjà dans ce froid matin d’un dimanche parisien vos pages me donnent la lumière. La stèle de Béthel m’apporte une grande maxime : « la récompense est pour celui qui sait dompter le temps. »

Tout le mois de Juin, je serai à Paris. Venez me voir. Presque toujours je suis chez moi vers 18 h. 30. Je n’ai pas le téléphone. Inutile de me prévenir. Si je n’étais pas là un jour, venez le lendemain.

Amicalement à vous Bachelard

Gaston Bachelard. 2 Rue de la montagne Ste Geneviève Paris 5

***

3

Paris le 10 février 58

Cher Monsieur

Les œuvres, les belles œuvres doivent être imprimées. Vous m’aviez confié jadis vos pages sur L’été indien. La dactylographie en était bien venue. Le texte m’avait intéressé. Mais voici le livre paru ! Et c’est tout autre chose. A peine lu, on sent qu’il faut relire, on sait qu’on relira souvent. Pour les poèmes, le plaisir est grand. On vous retrouve tout entier. Ils sont de la même veine que la Corne du Grand pardon. Ils portent le même signe. A ce signe je retentis. Car votre été indien jamais ne fera taire la résonance des octobres alsaciens ! Je vis, moi, dans une nostalgie de l’octobre champenois. J’ai des vendanges au fond du cœur. Et mes vignes sont mortes ! Vous savez maintenant avec quel cœur je vous ai lu.

Mais il y a le journal ! Évidemment, ce n’est qu’une partie d’un journal plus secret mais vous êtes là tout entier, philosophe et poète, homme sensible et homme de méditation. Ah ! vous ne nous en direz jamais assez, puisque vous nous dites des pensées qu’on n’oublie pas. Votre livre ne quittera pas le rayon tout proche de ma main des grands livres.

Et maintenant, écrivez, écrivez vite, publiez vite. Je suis impatient de vous lire.

En juillet vous m’avez trouvé souffrant. Je le suis encore. Je travaille peu. Mais je veux me rétablir. Ma fille après ses thèses a été nommée à la Faculté des Lettres de Lille. Heureusement son enseignement a pu être groupé en deux jours. Je ne suis seul que deux jours. Je songe au passé et je vis dans l’ennui. Mais je suis heureux de voir ma fille dans ma carrière qui lui plaît.
Bien amicalement,
Bachelard


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