غوستاف فلوبير - الرسائل الشرقية - رسائل مصر

Les Lettres d'Égypte de Gustave Flaubert, ...
Les lettres orientales de Flaubert

1850


Mars - avril : lettres 251 à 255
À sa mère.

Entre le mont Farchout et Resseh, 3 mars 1850.
[...] Nous menons une vie de fainéantise et de rêvasserie ; toute la journée vautrés sur notre tapis, nous fumons des chibouks et des narguilehs, en absorbant de la limonade et en regardant les rives du fleuve. (Ce sont plutôt des rivages. Ça ressemble à la mer.) On croit faire une longue navigation et toujours longer les côtes d’un continent. Dans des moments, on se croit dans un lac immense dont on ne voit pas les limites. La chaîne arabique ne nous quitte pas sur la gauche. C’est tantôt une falaise coupée à pic, d’autres fois elle se mamelonne en monticules que de grandes lignes de sable parallèles rayent de gris, comme le dos d’une hyène.
À propos de bêtes féroces, aujourd’hui nous avons vu pour la première fois plusieurs crocodiles. Max en a tiré plusieurs et n’en a tué aucun. C’est fort difficile, à cause de l’extrême pusillanimité de cette grosse bête qui fuit au moindre bruit.
De temps à autre, on rencontre une cange qui descend vers le Caire. Les drogmans des deux bateaux s’appellent. On se met sur le pont, et on se regarde passer sans rien dire. Quand le bateau que l’on croise porte pavillon tricolore, on se salue de quatre coups de fusil, on se crie les nouvelles politiques, et quelquefois on se met en panne pour se faire une visite. Il y a quelques jours, à Beni-Souëf, nous sommes ainsi montés à bord d’une cange où voyageait un certain M. Robert, du Dauphiné, en compagnie d’un polonais dont j’ai, bien entendu, oublié le nom, en sa qualité de nom polonais. Quand il a su le mien, il s’est mis à me dire : "Ah ! Monsieur, vous portez le nom d’un homme que j’ai bien connu (cela m’a fait dresser les oreilles) ; j’ai connu un célèbre médecin qui s’appelait comme vous", etc. Lui ayant dit que c’était mon père, il m’a fait beaucoup de politesses et de compliments. Ce Polonais a habité Neufchâtel, m’a demandé des nouvelles de plusieurs familles de Rouen ; il connaît Orlowski. C’est un homme de taille moyenne, brun, avec de très beaux yeux noirs. Le médecin de Siout, à qui j’en ai parlé et qui l’avait vu quelques jours avant nous, croit que c’est un médecin lui-même. Cette rencontre inattendue m’a fait un singulier plaisir, que tu comprendras mieux que je ne pourrais te l’écrire.
Quant à nos santés, elles sont excellentes ; nous engraissons tous, Maxime y compris, ce qui peut paraître fabuleux. Si nous écoutions Joseph, nous crèverions de cuisine. Il ne rêve que plats sucrés qu’il appelle des douces, et ragoûts qu’il appelle des petites friddousses. Au reste, nous fondrons cet été en Syrie, où nous mènerons une vie plus rude.

***

À sa mère.

Assouan (Syène), 12 mars 1850.
Nous voilà à Assouan, devant la première cataracte, ayant encore, pour arriver au terme de notre voyage du Nil, 65 lieues à faire environ ; si nous avons du bon vent, il y en a pour une dizaine de jours. Puis nous redescendrons tout doucement, nous arrêtant un peu partout. Ce qu’il y a à voir ici est énorme. Il faudrait des années et non des semaines. Nous voyageons lentement du reste, ne nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations tout ce qui nous passe sous le nez, dormant beaucoup, mangeant de même, et ayant des teints d’une fraîcheur charmante, malgré le culottage du soleil sur nos cuirs.
Nous entrons dans la Nubie. La nature est tout autre. Le paysage est d’une férocité nègre ; des rochers tout le long du Nil, qui maintenant devient resserré ; des palmiers de 50 pieds de haut au moins, et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or. Nous nous sommes promenés tantôt dans l’île d’Éléphantine. Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers. Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé, n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence. Le soleil se couchait sur les montagnes ; une grande prairie verte s’étendait devant nous, entre des dattiers qui l’encadraient, et au loin le Nil brillait dans la découpure inégale des rochers de granit qu’il traverse. Pour passer le fleuve, les gens du pays s’y prennent de la façon suivante : on commence par ôter sa chemise que l’on roule en turban sur sa tête, on monte à califourchon sur deux bottes de roseaux liées ensemble et terminées en pointe à chaque bout ; puis, avec une rame, on pousse l’eau alternativement à droite et à gauche. Au milieu de l’eau on voit ainsi ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux sur leur singulière nacelle.
Ce matin on nous a apporté une grande cigogne en vie ; après l’avoir gardée une heure, nous l’avons relâchée. Elle avait les pattes roses et le corps tout blanc.
L’autre jour, au moment de partir d’Esneh, des Bédouins nous ont vendu pour quatre piastres (20 sous) une gazelle qu’ils avaient tuée le matin. Pendant deux jours nous avons vécu dessus ; c’est excellent. Nous avons gardé sa tête et Joseph a découpé sa peau pour m’en faire un tapis. Il ne serait pas difficile d’en avoir une en vie. Je voudrais bien en rapporter une à Croisset pour la petite, mais l’embarras que cela nous causerait m’empêchera de réaliser cette envie que j’ai depuis longtemps. En fait de crocodiles, nous en voyons toujours ; les gredins ont la vie dure. Il faudrait les surprendre pendant leur sommeil, mais je crois qu’ils sont toujours éveillés. Pour des momies, nous n’avons pas encore commencé nos recherches. Du reste c’est bientôt, en redescendant, que nous allons nous mettre à travailler. Maxime va recommencer ses rages photographiques ; il faut espérer que, pendant ce temps-là, j’écrirai à ce malheureux Bouilhet dont je n’ai aucune nouvelle.
Nous avons eu à Esneh une soirée d’almées. C’était convenable ; je ne dis que cela ! Car ça mériterait une description très stylée. Une de ces femmes avait un mouton familier tacheté de henné jaune (par gentillesse), avec une muselière en velours ; il la suivait comme un chien. Quant aux danses de ces dames, c’est une chose des plus merveilleuses qu’il soit possible de voir. Cela seul vaut le voyage (sans enthousiasme).

***

À Louis Bouilhet.

13 mars 1850, à bord de notre cange,
à 12 lieues au delà de Syène.
[Pléiade : 12 mars 1850]

Dans six ou sept heures nous allons passer sous le tropique de ce vieux mâtin de cancer. Il fait dans ce moment 30 degrés de chaleur à l’ombre ; nous sommes nu-pieds, en chemise ; je t’écris sur mon divan, au bruit des tarabouks de nos matelots qui chantent en frappant dans leurs mains. Le soleil tape d’aplomb sur la tente de notre pont. Le Nil est plat comme un fleuve d’acier. Il y a de grands palmiers sur les rives. Le ciel est tout bleu. Ô pauvre vieux, pauvre vieux de mon coeur !
Qu’est-ce que tu fais, toi, à Rouen ? Il y a longtemps que je n’ai reçu de tes lettres, ou pour mieux dire je n’en ai encore reçu qu’une, datée de la fin de décembre et à laquelle j’ai répondu immédiatement. Peut-être en ai-je une autre d’arrivée au Caire, ou qui est en route maintenant pour parvenir jusqu’à moi. Ma mère m’écrit qu’elle ne te voit guère souvent. Pourquoi cela ? Si ça t’embête trop, fais-le un peu à cause de moi et tâche de me dire ce qui se passe dans ma maison, sous tous les rapports possibles. As-tu été à Paris ? Es-tu retourné chez Gautier ? et Pradier, l’as-tu vu ? Qu’est-ce qu’est devenu le voyage en Angleterre à propos du conte chinois ? Je rognonne souvent de tes vers, va, pauvre bougre. J’ai besoin tout de suite de te faire une réparation éclatante relativement au mot "vagabond" appliqué au Nil :

Que le Nil vagabond roule sur ses rivages !

Il n’y a pas de désignation plus juste, plus précise, ni plus large à la fois. C’est un fleuve cocasse et magnifique, qui ressemble plutôt à un Océan qu’à autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer. Cela a des proportions telles que l’on ne sait pas de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dans un grand lac. Ah ! mais ! Si tu t’attends à une lettre un peu propre, tu te trompes. Je t’avertis très sérieusement que mon intelligence a beaucoup baissé.
En fait de travail, je lis tous les jours de l’Odyssée en grec. Depuis que nous sommes sur le Nil j’en ai absorbé quatre chants ; comme nous reviendrons par la Grèce, ça pourra me servir. Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai, Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être oeil, tout bonnement. Nous vivons, comme tu le vois, dans une paresse crasse, passant toutes nos journées couchés sur nos divans, à regarder ce qui se passe, depuis les chameaux et les troupeaux de boeufs du Sennahar jusqu’aux barques qui descendent vers le Caire, chargées de négresses et de dents d’éléphant. Nous sommes maintenant, mon cher Monsieur, dans un pays où les femmes sont nues, et l’on peut dire avec le poète "comme la main", car, pour tout costume, elles n’ont que des bagues. J’ai vu des filles de Nubie qui avaient des colliers de piastres d’or leur descendant jusque sur les cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur. Et leur danse ! Procédons par ordre, cependant.
Du Caire à Beni-Souëf, rien de bien curieux. Nous avons mis dix jours à faire ces 25 lieues, à cause du Khamsin ou Simoûn (meurtrier) qui nous a retardés. Rien de ce que l’on dit sur lui n’est exagéré. C’est une tempête de sable qui vous arrive. Il faut s’enfermer et se tenir tranquille ; nos provisions en ont seules beaucoup souffert, la poussière pénétrant partout, jusque dans les boîtes de fer-blanc fermées à force. Le soleil, ces jours-là, a l’air d’un disque de plomb ; le ciel est pâle ; les barques tournoient sur le Nil comme des toupies. On ne voit pas un oiseau, pas une mouche. Arrivés à Beni-Souëf, nous avons fait une course de cinq jours au lac Moeris. Mais comme nous n’avons pu aller jusqu’au bout, nous y retournerons une fois revenus au Caire. Jusqu’à présent, du reste, nous avons vu peu de choses ; car nous profitons du vent pour aller au plus loin de notre voyage ; c’est en revenant que nous nous arrêterons partout. Comme nous avons l’intention d’aller à Kosséir, sur les bords de la mer Rouge, et à la grande oasis de Thèbes, il est certain que nous ne serons pas revenus au Caire avant la fin de mai, ce qui nous remet en Syrie au mois de juin.
À Medinet-El-Fayoun, nous avons logé chez un chrétien de Damas, qui nous a donné l’hospitalité. Il y avait chez lui, logeant comme commensal habituel, un prêtre catholique.
Sous prétexte que les musulmans ne prennent pas de vin, ces braves chrétiens se gorgent d’eau-de-vie. La quantité de petits verres qu’on siffle par confraternité religieuse est incroyable. Notre hôte était un homme un peu lettré et, comme nous étions dans le pays de saint Antoine, nous avons causé de lui, d’Arius, de saint Athanase, etc., etc. Le brave homme était ravi. Sais-tu ce qu’il y avait de suspendu aux murs de la chambre où nous avons couché ? Une gravure représentant une vue de Quilleboeuf, et une autre une vue de l’abbaye de Granville ! Cela m’a fait bien rêver. Quant au propriétaire, il ne savait pas ce que ces deux images figuraient. Quand on voyage ainsi par terre, le soir vous couchez dans des maisons de boue desséchée, dont le toit en canne à sucre vous laisse contempler les étoiles. À votre arrivée, le scheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton ; les principaux du pays viennent vous faire une visite et vous baiser les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire on s’assoit par terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les mains, déchiquetant, mâchant et rotant à qui mieux mieux. C’est une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal.
Nous avons eu, à un pays qui s’appelle Djebel-Et-Téir, un tableau assez bon : sur le haut d’une montagne dominant le Nil se trouve un couvent de Cophtes. Ils ont l’habitude, dès qu’ils aperçoivent une cange de voyageurs, de descendre de leur montagne, de se jeter à l’eau et de venir à la nage vous demander l’aumône. On en est assailli. Vous voyez ces gaillards, tout nus, descendre les rochers à pic, et nager vers vous à toute force de jarret en criant tant qu’ils peuvent : "batchis, batchis, Cawadja chistiani !" (Donnez-nous de l’argent, Monsieur chrétien). Et comme, en cet endroit-là, il y a beaucoup de cavernes, l’écho répète avec un bruit de canon : Cawadja, Cawadja... Les vautours et les aigles volent sur vos têtes, le bateau file sur l’eau avec ses deux grandes voiles étendues. En ce moment-là, un de nos matelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse lascive ; pour chasser les moines chrétiens, il leur présentait son derrière, pendant qu’ils se cramponnaient au bordage de la cange. Les autres matelots leurs criaient des injures avec les noms répétés d’Allah et de Mohammed. Les uns leur donnaient des coups de bâton, d’autres des coups de cordes ; Joseph tapait dessus avec les pincettes de la cuisine. C’était un tutti de calottes, de gueulades et de rires. Dès qu’on leur a donné quelque argent, ils le mettent dans leur bouche et remontent chez eux par le même chemin. Si on ne leur administrait ainsi de bonnes rossées, on se trouverait assailli d’une telle quantité qu’il y aurait danger de faire chavirer la cange.
Ailleurs ce ne sont plus les hommes qui viennent vous voir mais les oiseaux. Il y a à Sheik-Saïd un santon (chapelle-tombeau bâtie en l’honneur d’un saint musulman) où les oiseaux vont d’eux-mêmes déposer la nourriture qu’on leur donne. Cette nourriture sert aux pauvres voyageurs qui passent par là. Nous qui avons lu Voltaire, nous ne croyons pas à ça. Mais on est si arriéré ici ! On y chante si peu Béranger ! (Comment, Monsieur, on ne commence pas à civiliser un peu ces pays ! l’élan des chemins de fer ne s’y fait-il pas sentir ? quel y est l’état de l’instruction primaire ? etc.) Si bien que lorsqu’on passe devant ce Santon, tous les oiseaux viennent entourer le bateau, se poser sur les manoeuvres... on leur émiette du pain, ils tournoient, gobent sur l’eau ce qu’on leur a jeté et repartent.
J’ai fait à Keneh quelque chose de convenable et qui, je l’espère, obtiendra ton approbation. Nous avions mis pied à terre pour faire des provisions, et nous marchions tranquillement dans les bazars, le nez en l’air, respirant l’odeur de santal qui circulait autour de nous, quand, au détour d’une rue, voilà tout à coup que nous tombons dans le quartier des filles de joie. Figure-toi, mon ami, cinq ou six rues courbes avec des cahutes hautes de 4 pieds environ, bâties de limon gris desséché. Sur les portes, des femmes debout, ou se tenant assises sur des nattes. Les négresses avaient des robes bleu ciel, d’autres étaient en jaune, en blanc, en rouge, larges vêtements qui flottent au vent chaud. Des senteurs d’épices avec tout cela ; et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles se remuent, ça claque comme des charrettes. Elles vont, appellent avec des voix traînantes : "Cawadja, Cawadja" ; leurs dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires ; leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras le corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons... Mets du soleil par là-dessus. Eh bien ! j’ai résisté, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse cédé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur.
Je n’ai pas toujours mené avec moi un "artistisme" si stoïque : à Esneh je suis allé chez Ruchiouk-Hânem, courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était deux heures de l’après-midi), elle nous attendait ; sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d’un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien ; c’était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d’or avec une plaque verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu, couvert d’une gaze violette, elle se tenait au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle, et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l’entourait. C’est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée : un triple collier d’or était dessus. On a fait venir les musiciens et l’on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t’ai parlé. Mais c’était pourtant bien agréable sous un rapport, et d’un fier style sous l’autre. En général les belles femmes dansent mal. J’en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n’est plus la danse arabe, c’est plus féroce, plus emporté ; ça sent la ligne et le nègre.
Le soir, nous sommes revenus chez Ruchiouk-Hânem. Il y avait quatre femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu ; comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres !!!). La fête a duré depuis 6 heures jusqu’à 10 et demie, le tout entremêlé de baisers pendant les entr’actes. Deux joueurs de rebek assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Ruchiouk s’est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t’épargne toute description de danse, ce serait raté. Il faut vous l’exposer par des gestes, pour vous la faire comprendre – et encore ! J’en doute.
Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Ruchiouk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient bien pu venir, sachant qu’il y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Ruchiouk. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d’Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur une veste de soie. Son corps était en sueur : elle était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid. Je l’ai couverte de ma pelisse de fourrure et elle s’est endormie. Pour moi, je n’ai guère fermé l’oeil. J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour cela que j’étais resté. En contemplant dormir cette belle créature, qui ronflait la tête appuyée sur son bras, je pensais à des nuits de plaisir à Paris, à un tas de vieux souvenirs... et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. À 3 heures je me suis levé pour aller dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle s’est réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure s’est chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir.
Le matin, à 7 heures, nous sommes partis. J’ai été chasser avec un matelot dans un champ de coton, sous des palmiers et des gazis. La campagne était belle ; des Arabes, des ânes, des buffles allaient aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis. Cela sifflait comme dans des joncs ; les montagnes étaient roses ; le soleil montait, mon matelot allait devant moi, se courbant pour passer sous les buissons et me désignant d’un geste muet les tourterelles qu’il voyait sur les branches. Je n’en ai tué qu’une : je ne les voyais pas. Je marchais, poussant mes pieds devant moi et songeant à des matinées analogues... À une entre autres, chez le marquis de Pomereu, au Héron, après un bal. Je ne m’étais pas couché et le matin j’avais été me promener en barque sur l’étang, tout seul, dans mon hait de collège. Les cygnes me regardaient passer et les feuilles des arbustes retombaient dans l’eau. C’était peu de jours avant la rentrée ; j’avais quinze ans.
Comme nature, ce que j’ai encore vu de mieux, ce sont les environs de Thèbes. À partir de Keneh l’Égypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes et les arbres plus grands. Un soir, dans les environs de Dendérah, nous avons fait une promenade sous les doums (palmiers de Thèbes) ; les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outremer et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile. Ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous. Quelques bons Turcs fumaient au pied des arbres avec leurs turbans et leurs longues pipes. Nous marchions entre les arbres.
À propos, nous avons vu déjà beaucoup de crocodiles. Ils se tiennent à l’angle des îlots, comme des troncs d’arbres échoués. Quand on en approche, ils se laissent couler dans l’eau comme de grosses limaces grises. Il y a aussi beaucoup de cigognes, et de grandes grues qui se tiennent au bord du fleuve par longues files alignées comme des régiments. Elles s’envolent en battant des ailes quand elles aperçoivent la cange.
Ici, du reste, en Nubie, cela change ; il y a peu d’animaux. Cela devient plus vide. Le Nil se resserre entre des rochers ; lui qui était si large est maintenant resserré, par places, entre des montagnes de pierre ; il a l’air de ne pas remuer et se tient plat, scintillant au soleil.
Avant-hier nous avons passé les cataractes ou, pour mieux dire, les cataractes de la première cataracte, car c’est tout un pays. Des nègres nus traversent le fleuve sur des troncs de palmier, en ramant avec les deux mains. Ils disparaissent dans les tourbillons d’écume plus rapidement qu’un flocon de laine noire jeté dans un courant de moulin. Puis le bout de leur tronc d’arbre (sur lequel ils sont couchés) se cabre comme un cheval. On les revoit, ils arrivent à nous et montent à bord ; l’eau ruisselle sur leurs corps lisses comme sur les statues de bronze des fontaines.
La description de la manière dont on passe les cataractes est trop longue. Sache qu’un coup de gouvernail à faux casserait le bateau net sur les rochers. Nous avions environ cent cinquante hommes pour haler notre bateau. Tout cela tire ensemble sur un long câble et gueule d’accord, en poussant de grands cris.
Nous sommes arrêtés dans ce moment faute de vent. Les mouches me piquent la figure ; le jeune Du Camp est parti faire une épreuve. Il réussit assez bien ; nous aurons, je crois, un album assez gentil.
Je ne t’ai pas encore, suivant la promesse que je t’avais faite, ramassé des cailloux du Nil, car le Nil a peu de cailloux. Mais j’ai pris du sable. Nous ne désespérons pas, quoique cela soit difficile, d’exporter (expression commerciale) quelque momie.
Écris-moi donc d’archi-longues lettres, envoie-moi tout ce que tu voudras, pourvu qu’il y en ait beaucoup.
Dans un an à cette époque-ci je serai de retour. Nous reprendrons nos bons dimanches de Croisset. Voilà bientôt cinq mois que je suis parti. Ah ! je pense à toi souvent, pauvre vieux. Adieu, je te serre à deux bras, y compris tous tes cahiers.

P.S. – Si tu veux savoir l’état de nos boules, nous sommes couleur de pipe culottée. Nous engraissons, la barbe nous pousse. Sassetti est habillé à l’égyptienne. Maxime, l’autre jour, m’a chanté du Béranger pendant deux heures et nous avons passé la soirée jusqu’à minuit à maudire ce drôle.
Hein ! comme la chanson des "Gueux" est peu faite pour les socialistes et doit les satisfaire médiocrement !

***

À sa mère.

Ipsamboul, 24 mars 1850. Dimanche des rameaux.
Si cette lettre t’arrive, pauvre vieille, elle sera probablement encore mieux reçue que les autres, car il est probable que les derniers courriers ne t’en ont pas apporté. Tu recevras celle-ci de Wadi-Halfa, c’est-à-dire du point le plus éloigné de tout notre voyage. Avec des détours plus ou moins longs, nous n’allons plus faire maintenant que nous rapprocher insensiblement. Sais-tu que nous sommes à près de 1400 lieues de distance ? Comme ça doit te paraître loin, pauvre vieille, et comme cette carte d’Égypte te semble longue ! n’est-ce pas ? Quant à moi, ce n’est que par une réflexion assez longue que je peux calculer la distance qui nous sépare ; il me semble toujours que tu es près de moi, que nous ne sommes pas loin et que, si je voulais, je ne serais pas longtemps à te voir. Voilà près de deux mois, sept semaines, que je n’ai eu de tes nouvelles. J’ai encore une quinzaine à attendre avant d’être revenu à la première cataracte, où j’espère en trouver. Et encore c’est bien chanceux ! Va, pauvre vieille, ceux qui restent ne sont pas les seuls à avoir de l’inquiétude. J’éprouve parfois des appétits de te voir qui me saisissent tout à coup comme des crampes de tendresse ; puis le voyage, la distraction de la minute présente fait passer cela. Mais c’est le soir, avant de m’endormir, que je te donne une bonne pensée et tous les matins, quand je me réveille, tu es le premier objet qui me vienne à l’esprit. Mais dis, je suis bien sûr que tu ne dépenses pas à moi. Je te vois toujours appuyée sur le coude, le menton dans ta main, rêvant avec ton bon air triste. Songe donc, pauvre mère, que 5 est le tiers de 15. Tu me reverras au mois de février prochain. C’est encore l’été et l’hiver à passer.
Si nous n’avions pas eu du vent défavorable, ou plutôt une absence de vent aussi complète, nous serions déjà de retour à Assouan (première cataracte). Mais nous avons mis quinze jours à faire 60 lieues. Il y a des journées où nous n’avons pas fait une demi-lieue. Ce matin le vent reprend, nous allons un peu, et nous espérons ne pas tarder à arriver à Wadi-Halfa, d’où nous allons redescendre piano, examinant tout à notre aise. Depuis que nous sommes partis du Caire, en effet, nous n’avons guère quitté la cange. Maintenant nous allons faire des stations pour examiner ces vieilles bougresses de ruines. La chaleur commence à taper ; il faisait hier au soir 34 degrés à 8 heures du soir, et toute la journée le soleil avait été caché par les nuages. Au soleil, dans la journée d’avant-hier, nous avons eu 55 degrés centigrades. Nous avons été obligés de renoncer à notre amour désordonné de marcher pieds nus. Même à travers de fortes chaussures, la chaleur du sol se fait sentir vigoureusement, comme si l’on marchait sur des plaques de cheminée tiédies. En somme, sous le soleil de Nubie, on est comme sous un vaste four de campagne. Mais une chose étrange, c’est que nous n’en sommes nullement gênés. Dans ces climats-ci la chaleur se supporte beaucoup mieux que le froid qui, quelque mince qu’il soit (relativement), gêne beaucoup. Dans ce moment je suis sans pantalon et sans habit, n’ayant pour tout vêtement que mon caleçon et une grande chemise blanche par-dessus.
Nous avons passé les cataractes sans encombre. Au reste, par excès de prudence, nous avons mis pied à terre. C’est une des choses les plus curieuses et les plus belles que nous ayons encore vues. Je t’ai parlé, dans ma dernière lettre, de gens d’Assouan et d’Éléphantine qui traversent le Nil assis sur des joncs. Un peu plus loin, aux cataractes, ils sont montés, tout nus, sur des troncs de palmiers ; il est amusant de les voir se lancer dans les tourbillons d’écume, disparaître et revenir sur l’eau ; le courant les entraîne entre les rochers comme un fétu de paille, d’une manière rapide et effrayante ; leurs dos noirs ruissellent d’eau, leurs dents blanches sourient. Tout cela est d’une élégance de sauvage qui charme profondément.
Avant-hier, nous avons abordé deux bateaux de marchands d’esclaves chargés de négresses. Elles venaient du Darfour, du pays des Gallas, de l’intérieur de l’Afrique, femmes volées pour la plupart. Elles étaient empilées dans les canges, qui en regorgeaient comme des charrettes de foin chez nous. Pour costumes elles portaient des amulettes et de petits caleçons de cuir. Nous en avons acheté (pas des femmes) mais des pagnes (leur caleçon). C’est si peu beurré de crasse et de graisse de mouton que ça en empoisonne notre divan. Nous avons marchandé des plumes d’autruche et une petite fille d’Abyssinie, afin de rester plus longtemps à bord et de jouir de ce spectacle qui avait son chic. Quelques-unes, sur des pierres, broyaient de la farine, et leurs longues chevelures tombaient par-dessus elles comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Les enfants à la mamelle pleuraient. On faisait la cuisine. Les unes, avec des dents de porc-épic, arrangeaient les chevelures de leurs compagnes. C’était fort triste et singulier. Dans chacun de ces bateaux-là, il y a toujours quelques vieilles négresses qui font et refont ce voyage pour encourager les nouvelles venues, faire qu’elles ne se découragent pas trop et ne se rendent pas malades à force d’être trop tristes. Sais-tu, pauvre chérie, que nous sommes à un mois de distance du pays des singes et des éléphants ? Mais il faut se limiter et songer que le fond du sac n’est pas inépuisable.

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À sa mère.

Philae, 15 avril 1850.
Nous voilà de retour de la Nubie, comme nous sommes partis, en bon état, si l’on peut dire ainsi quand il y a deux grands mois que l’on n’a reçu des nouvelles de tout ce que l’on a de plus cher au monde. Hier soir nous sommes arrivés à Philae, à la nuit tombante. Je suis aussitôt parti à âne avec Joseph pour Assouan (à une lieue d’ici), dans l’espérance d’avoir un paquet de lettres : rien ! J’imagine que tu as manqué un courrier et que tous les autres sont à la chancellerie du Caire, où je viens d’écrire immédiatement pour qu’on me les envoie à Keneh ; autrement je n’aurais de lettres de toi qu’à notre retour au Caire, à la fin de mai. Ça fera (ou ça ferait) près de quatre mois sans savoir ce que tu es devenue.
Le ciel était bien beau hier au soir, les étoiles brillaient, les Arabes chantaient sur leurs dromadaires. C’était une vraie nuit d’Orient où le ciel bleu disparaissait sous la profusion des astres. Mais j’avais le coeur bien triste, ma pauvre mère tant aimée. Écris-moi donc plutôt deux fois, plutôt cent fois qu’une, par tous les courriers. Une lettre se perd si vite. Max en a eu déjà plusieurs disparues. Si je savais au moins que les miennes te parviennent, je ne me plaindrais pas. Mais c’est là ma plus grande angoisse. Quand je me figure toi tourmentée, cela me désole. Peut-être es-tu malade, pauvre vieille. Tu pleures peut-être en ce moment, tournant tes pauvres beaux yeux que j’aime sur cette carte, qui ne te représente qu’un espace vide où ton fils est perdu. Oh non, va, je reviendrai ; tu ne peux pas être malade, car un fort désir fait vivre. Voilà bientôt six mois que je suis parti ; dans six mois je ne serai pas loin du retour ; ce sera probablement vers janvier ou février prochain. Hier soir, chez l’effendi où j’ai été les chercher, il y avait des lettres pour Maxime ; il y en avait pour Sassetti même, qui n’en reçoit jamais. Mais de toi, rien, ni d’Achille qui devrait pourtant me donner un peu de tes nouvelles, ni de Bouilhet, ni du père Parain, qui devrait bien quelquefois se lever dès le matin pour m’écrire de n’importe quelle orthographe : "Ta mère se porte bien". Voilà tout ce que je demande, il me semble que ce n’est guère. Est-ce qu’on ne pense plus à moi ? Serait-il vrai, le proverbe : les absents ont tort ?
Quant à te parler de notre voyage, ce sera pour une autre fois. Je suis pressé ; nous allons descendre la cataracte, nous déménageons les bagages et nous-mêmes. Le bateau va s’en aller de son côté et nous à pied du nôtre. Et puis, je suis trop en colère pour avoir le loisir de me recueillir. Nos santés sont florissantes, si ce n’est Sassetti, que le climat fatigue un peu. Je ne sais pas comment Maxime ne se fait pas crever avec la rage photographique qu’il déploie ; du reste il réussit parfaitement. Quant à moi, qui ne fais que contempler la nature, fumer des chibouks et me promener au soleil, j’engraisse. Mais je deviens bien laid. Mon nez rougit, et il m’y pousse des poils comme à celui du capitaine Barbet.
Adieu, pauvre tant adorée ; je t’embrasse et te surembrasse.

***

À sa mère.

[22 avril 1850.]
Nous sommes en plein été. À 6 heures du matin, nous avons régulièrement vingt degrés Réaumur à l’ombre ; dans la journée c’est trente environ. La moisson est faite depuis longtemps et avant-hier nous avons mangé une pastèque. Où es-tu, toi, pauvre vieille ? est-ce à Croisset ? à Nogent ? à Paris ? Et ce voyage d’Angleterre ? Envoie-moi les plus longues lettres possible ; parle-moi de toi, de ta vie, de tout ce qui se passe. Comme la petite Liline sera gentille l’hiver prochain ! Fait-elle bien des progrès dans la lecture ?
C’est une bien bonne vie que celle que nous menons. Voilà le voyage de Nubie fini. La conclusion de celui d’Égypte approche aussi. Nous quitterons notre pauvre cange avec peine. Maintenant nous redescendons lentement à l’aviron ce grand fleuve que nous avons monté avec nos deux voiles blanches. Nous nous arrêtons devant toutes les ruines. On amarre le bateau, nous descendons à terre. Toujours c’est quelque temple enfoui dans les sables jusqu’aux épaules et qu’on voit en partie, comme un vieux squelette déterré. Des dieux à tête de crocodile et d’ibis sont peints sur la muraille blanchie par les fientes des oiseaux de proie qui nichent entre les intervalles des pierres. Nous nous promenons entre les colonnes. Avec nos bâtons de palmier et nos songeries, nous remuons toute cette poussière. Nous regardons à travers les brèches des temples le ciel qui cassepète de bleu. Le Nil coulant à pleins bords serpente au milieu du désert, ayant une frange de verdure à chaque rive. C’est toute l’Égypte. Souvent il y a autour de nous un troupeau de moutons noirs qui broute, quelque petit garçon nu, leste comme un singe, avec des yeux de chat, des dents d’ivoire, un anneau d’argent dans l’oreille droite et de grandes marques de feu sur les joues, tatouage fait avec un couteau rougi. D’autres fois, ce sont de pauvres femmes arabes, couvertes de guenilles et de colliers, qui viennent vendre des poulets à Joseph, ou qui ramassent avec leurs mains des crottes de biques pour engraisser leur maigre champ. Une chose merveilleuse, c’est la lumière ; elle fait briller tout. Dans les villes, cela nous éblouit toujours, comme ferait le papillotage de couleurs d’un immense bal costumé. Des vêtements blancs, jaunes ou azur se détachent, dans l’atmosphère transparente, avec des crudités de ton à faire pâmer tous les peintres. Pour moi, je rêvasse de cette vieille littérature, je tâche d’empoigner tout ça. Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais je ne sais quoi. Il me semble que je deviens bête comme un pot.
Nous lisons dans les temples les noms des voyageurs ; cela nous paraît bien grêle et bien vain. Nous n’avons mis les nôtres nulle part. Il y en a qui ont dû demander trois jours à être gravés, tant c’est profondément entaillé dans la pierre. Quelques-uns se retrouvent partout avec une constance de bêtise sublime. Il y a un nommé Vidua, surtout, qui ne nous quitte pas. Avant-hier, à Ombos, Max a découvert celui de ce pauvre Darcet. Les lettres sont là à se ronger au grand air, pendant que son corps se pourrit là-bas, dans une troisième partie du monde. C’est sans doute ce pauvre nom, à demi effacé déjà, qui survivra de lui le plus longtemps. Il est venu l’écrire en Égypte, il a vécu à Paris, et il a été mourir en Amérique. Quelques réflexions philosophiques, comme dirait Fellacher !
Toutes les fois que nous arrivons devant des statues, dans un temple, Max fait devant elles le salut arabe en portant la main à son front, et s’informant de leur santé. Ça ne varie pas. Sassetti a depuis quelque temps une rage de chasse que rien n’arrête. Il est vêtu à l’Égyptienne, ce qui lui donne un air mastoc assez risible. C’est un garçon de très bon coeur et qui nous est fort dévoué. Il possède beaucoup de talents utiles. Maintenant il est cordonnier et raccommode nos chaussures avec du fil de fouet ciré. Nos hardes s’usent. Le chic commence. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu puisses connaître ce brave Joseph. C’est une des balles les plus curieuses qu’il soit possible de voir. Il se livre toujours à la confection des douces (plats sucrés) et des bé-fils-tecks (beafsteaks). Nous avons eu une fière chance de tomber sur un pareil drogman. Il est très expérimenté et de bon entendement.
Nous avons à bord un vieux matelot qu’on appelle Fergalli et qui me rappelle ce bon Pitchef. Plus on lui fait de farces, donne de calottes, coups de poings, etc., et plus il est satisfait. Quelquefois même on le jette à l’eau ; alors on rit beaucoup. Les plaisanteries sont toujours de le tuer, de l’écorcher vif, de le mettre à la broche. Comme il est chauve, on lui retire son bonnet et on lui donne de grandes calottes sur la tête. Quelquefois les matelots font mine d’aller le féliciter sur sa nomination de pacha, et on lui donne un charivari qui consiste à faire avec la main et la bouche des pets factices ; on le rase avec un couteau ; on le déshabille pour qu’il danse. Il y a quelques jours, on l’a habillé en femme avec un voile sur la figure et un morceau de toile à voile pour robe. C’était la mariée, on faisait la noce. Cela pouvait passer pour un de ces spectacles "où un père de famille n’aurait pas été bien aise de mener sa jeune personne". Après quoi, ces bons Arabes se sont mis à faire leur prière avec des prosternations, des Allah et des Mohammed, comme les plus braves gens du monde. Il n’y a rien de plus gai que ces hommes, ou pour mieux dire de plus enfant ; un rien les abat, comme peu de chose les amuse.
Les messieurs de la haute classe ne détestent pas le liquide. Les gouverneurs des petites villes où nous passons viennent nous faire des visites à bord, dans l’espérance d’attraper une bouteille d’eau-de-vie. La canaillerie de ces drôles se rehausse de tous les respects dont on les entoure. À Wadi-Halfa nous avons fait la connaissance du gouverneur d’Ibrim, chargé de recueillir l’impôt dans toute la province. Ce n’est pas une mince besogne. Cela s’exécute à grand renfort de coups de bâton, et arrestations, et enchaînements. Nous sommes descendus avec lui, côte à côte, pendant trois jours. Un villageois n’avait pas voulu payer ; le scheik l’a enchaîné et enlevé dans sa cange. Quand elle a passé près de nous, nous avons vu ce pauvre vieux couché au fond du bateau, tête nue sous le soleil et dûment cadenassé ; sur la rive, des hommes et des femmes suivaient en criant. Ça n’émoussait nullement notre brave Turc, qui a jugé cependant prudent, pendant deux jours, de ne pas nous quitter de vue, espérant que, si par hasard on l’attaquait, nous avions de très jolis fusils qui portent fort loin. Il venait, tout en descendant le Nil comme nous, nous faire des visites. Une fois, il nous a amené un petit mouton en cadeau, ce qui nous a été sensiblement agréable, car depuis six semaines nous n’avions mangé que du poulet et de la tourterelle. Nous avons eu avec ce brave homme des conversations sur sa spécialité, c’est-à-dire qu’il nous a donné beaucoup de détails sur la manière de faire mourir un homme à coups de bâton, en un nombre de coups déterminés. Ils vous exposent tout cela très gentiment, en riant, comme on cause spectacles, et l’exécutent très placidement, comme on fume sa pipe.
Pour te donner une idée de tout ce que je vois, va à la bibliothèque de Rouen et demande à voir le grand ouvrage d’Égypte, le volume de planches d’antiquités. M. Pottier (ou l’ami Lebreton) se fera un plaisir de te montrer ça. Au reste, cet ouvrage n’est pas rare, quelque particulier l’a peut-être.
Voilà, il me semble, une longue lettre, pauvre chère vieille. Qu’elle t’arrive vite, qu’elle te remonte, qu’elle te fasse du bien, comme un bon vent frais, ranimant. Adieux, je t’envoie toute ma tendresse.

1850

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