Lettre de Colette à sa fille sur le tabac

En 1928

Ma chérie, ne sois pas triste. Si j'ai eu un choc pénible à découvrir que tu fumais en cachette, c'est surtout parce que je sais la force d'une habitude, même anodine. Or, celle du tabac ne l'est pas, surtout sur un être jeune, en voie d'épanouissement. Si je me suis gardée de l'habitude de fumer, ce n'est pas à cause du mal que le tabac, modérément fumé, pouvait me faire, c'est parce que, pendant ma longue vie, j'ai vu à mes côtés des êtres dévastés par le despotisme de l'habitude. J'ai vu mon père, qui tous les ans prenait l'engagement de ne plus fumer (à cause de son foie). Tous les ans, dominé par l'habitude il retombait. J'ai vu mon frère aîné, esclave de la cigarette, et pourtant médecin. J'ai vu ton père, allumant une cigarette à la cigarette qui allait s'éteindre, tout le long du jour. Énervé, essoufflé (cœur), je l'ai entendu prendre des résolutions successives de ne plus fumer… La privation du poison, la privation de son habitude le rejetaient à bout de forces à l'usage du tabac. Enfin j'ai vu, pendant la guerre, un affreux spectacle, pendant que les arrivages orientaux du tabac étaient suspendus, et le tabac français réservé pour l'armée. J'ai vu sur le trottoir de la Civette, place du Théâtre Français, tu sais ? — une file d'hommes effondrés, des mouvements nerveux dans les doigts, une petite sueur sur la figure, qui attendaient la réouverture du bureau de tabac de la Civette. C'est la vue des fumeurs qui m'a toujours détournée du tabac, et j'ai vu aussi des morphinomanes, des cocaïnomanes, ceux-ci pareils, dans leur privation, aux fumeurs privés. Mon chéri, c'est une grande assurance que l'on prend sur soi-même : je n'ai pas pris d'autre habitude, dans la vie, que celles de manger, de boire et de dormir. Ne te méfie pas du danger caractérisé, méfie-toi de l'habitude… C'est elle qui vous rend lâche et menteur. J'ai tant d'ambition pour toi, Chérie ! Non pas une ambition de situation mais une ambition de caractère. Tu me comprends ? Je ne peux plus fleurir que par toi.

En parlant raison pure, songe que le tabac agit — entre autres méfaits — sur le cœur. Or, tu prends en ce moment de la thyroïdine ; en fumant, même assez peu, tu surmène ton cœur. Un cœur surmené est comme un cheval mené trop vite : il vieillit anormalement. Autre chose : La cigarette qu'on fume après le déjeuner ou le dîner c'est peu de chose. Fumer dans la solitude, boire seul, sont deux péchés qui mènent loin. J'ai tout dit. Chérie, je suis contente que tu m'aies écrit. Bats-toi un peu avec toi même, c'est la meilleure gymnastique. Elle donne de la peine, et beaucoup de plaisir. Je t'embrasse de tout mon cœur, ma chérie, comme je t'aime.

Colette

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