Lettre d’amour de Victor Hugo à Adèle Foucher

Le 19 février 1820

Depuis deux jours, mon Adèle, j'ai lu cette lettre qui te donne encore plus de droits sur moi qu'elle ne m'en donne sur toi, depuis deux jours je médite ma réponse sans avoir pu parvenir à mettre en ordre mes idées. Tes plaintes, tes tourments, ta résignation généreuse m'ont profondément ému. Moi seul, ma douce amie, moi seul je suis la misérable cause de tout ce que tu souffres, et cette seule pensée qui me ronge suffirait pour me rendre plus à plaindre que toi. Non, tu n'es pas, tu n'as jamais été coupable, tu es malheureuse par ma faute, et si le ciel est juste, j'espère être le seul puni. Je vais essayer de tracer à la hâte quelques lignes moins incohérentes que celles que tu viens de lire, je voudrais que tu me comprisses et je ne me comprends pas moi-même. Va, mon Adèle, je suis bien malheureux. Au milieu du tumulte de mes sentiments, je ne puis distinguer qu'une chose, c'est une passion insurmontable. Je regrette d'avoir […] mais j'ai des torts bien plus graves à regretter. Remarque, chère amie, que ce qui devient des torts, aujourd'hui que les conséquences me condamnent, aurait pu faire notre bonheur et mériter un tout autre nom, aussi je ne saurais m'accuser que d'imprévoyance, ma conscience est pure. Quant à toi, je ne conçois même pas que tu puisses te faire un reproche, sois donc tranquille, ne pleure plus et dors mieux que moi.
J'ai mille choses à te dire et je ne sais par où commencer. Tu es en droit de me demander des avis, ce n'est point […], tu es en droit d'exiger de ton mari des sacrifices, et c'est à moi de faire mon devoir. Cependant, tu l'as senti comme moi, il me serait maintenant impossible de vivre sans être aimé de toi, et cesser de te voir serait me condamner à une mort lente, mais inévitable. Je m'en aperçois bien tard, ta vue et ton affection sont aujourd'hui nécessaires à mon existence, et nous ne devons pas encore tellement désespérer d'être heureux, pour qu'il soit temps que je meure. Le terme n'est peut-être pas éloigné, et c'est une idée, mon Adèle, avec laquelle il faut que tu te familiarises. En attendant, je te promets de chercher à reculer un moment qui ne viendra peut-être que trop tôt. Je pense que nous devons désormais conserver en public la plus grande réserve l'un vis-à-vis de l'autre, ce n'est pas sans de longs combats que j'ai pu me résoudre à te recommander d'être froide avec moi, avec ton mari, ton Victor, celui qui donnerait tout pour t'épargner la moindre peine ; il faut encore que je me condamne à ne plus m'asseoir près de toi, et ici, chère amie, je t'en conjure, aie pitié de ma malheureuse jalousie, évite tous les autres hommes comme tu m'éviteras moi-même, je ne viendrai plus à tes côtés, que du moins j'aie la consolation de ne pas voir d'autres que moi jouir d'un bonheur auquel ton intérêt seul peut me faire renoncer, reste auprès de ta mère, place-toi entre d'autres femmes ; tu ne sais pas, mon Adèle, à quel point je t'aime. Je ne puis voir un autre seulement t'approcher sans tressaillir d'envie et d'impatience, mes muscles se tendent, ma poitrine se gonfle, et il me faut toute ma force et toute ma circonspection pour me contenir. Juge de ce que je souffre quand tu valses, quand tu en embrasses un autre que moi ; je t'en supplie, ma chère Adèle, ne ris pas de ma jalousie, songe que tu es à moi et conserve-toi toute entière pour moi seul. Je te prie aussi de ne pas souffrir les familiarités de M. Asseline, ton mari a ses raisons pour cela.
Tu dois donc, mon amie, te montrer à l'avenir tout à fait indifférente à mon égard tant que nous ne serons pas absolument seuls. Il faut calmer les inquiétudes de tes parents en leur persuadant par ta conduite extérieure vis-à-vis de moi que tu ne m'aimes plus ou plutôt que tu ne m'as jamais aimé. Cependant je prévois que je ne tarderai pas moi-même à concevoir d'autres inquiétudes bien plus cruelles, je tremblerai à tout moment que l'indifférence que je te conseille de feindre ne devienne une réalité. Alors, mon Adèle, n'épargne rien pour me rassurer, un sourire, un regard, un mot de ta main suffiront. Oui, écris-moi, écris-moi aussi souvent que tu le pourras sans danger et que tes occupations te le permettront. Raconte-moi tout ce que tu feras, tout ce qui t'arrivera, mets-moi de moitié dans toutes tes peines ; dis-moi ce que Mme Foucher entend par prendre un parti quelconque, ce mot de ta lettre m'a fait frémir ; voudrait-elle t'éloigner de moi ? Elle en est bien la maîtresse, mais alors, ma charmante Adèle, je crains bien que le jour de notre séparation ne précède de bien près le jour d'une séparation plus longue encore.
Ta mère voudrait-elle prévenir la mienne ? Je ne saurais te dire dans quels incalculables malheurs pourrait m'entraîner une pareille démarche. Ne pourrais-tu m'expliquer ce que ta maman entend par un parti quelconque ? ... écoute, le temps arrange bien des choses, ne désespère pas, mon amie, je pense que nous finirons par être heureux, sans cette douce idée, crois-tu que je supporterais les ennuis et les dégoûts dont je suis abreuvé ? Je prends mon mal en patience, je me livre avec courage à des travaux qui finiront par me rendre indépendant ; si je ne songeais à toi, à notre union, crois-tu que je me résoudrais de gaité de coeur à joindre aux tourments de l'âme la fatigue presque continuelle de l'esprit ? Non, ce n'est point un vain orgueil qui me pousse à mériter quelque réputation, c'est dans ton intérêt seul que j'agis, et parce que je me flatte de pouvoir un jour réparer dignement tes maux et tes peines dont je suis la cause à la vérité bien involontaire. Ma vie t'appartient ; soit que tu restes mon épouse, soit que tu deviennes celle d'un autre ; dans ce dernier cas, […] de tout remords et de toute inquiétude j'emporterai notre secret avec moi.
Adieu, j'ai encore une foule de choses à te dire, mais il faut en finir, excuse cet indéchiffrable fatras, il fait froid, il est presque nuit, et tu ne te doutes pas du temps et du lieu que j'ai choisi pour t'écrire. Songe à ta précieuse santé, évite d'humiliantes altercations à mon sujet, informe-moi de tout le mal que l'on te dira de moi, ma vanité n'est pas encore si facile à blesser que tu parais le supposer. Es-tu bien sûre du lieu où tu caches mes lettres ? Songe qu'elles pourraient te perdre. Je t'engage à les brûler. La tienne est en sûreté, si jamais elle cessait d'y être, j'en ferais le pénible sacrifice. Je ne t'en veux pas de la précaution que tu prends de ne pas me nommer dans le courant de ta lettre, cette défiance, peut-être naturelle, me prouve que tu ne me connais pas encore ; va, mon Adèle, je puis être un imprudent, mais je ne serai jamais un lâche, ni un scélérat. Je t'embrasse. Ton mari, Victor.
Surtout écris-moi chaque fois que tu le pourras. Je veux savoir ce qui se passe autour de toi. Adieu.

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