Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo

- Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo

[13 octobre 1829.]
Dijon, dimanche matin.

Mon cher Victor,

Notre première pensée à tous trois est ici pour vous ; nous avons bien parlé de vous pendant le voyage, et hier à dîner vous et madame Hugo ont été pour beaucoup dans ce plaisir qu’on éprouve à être trois amis dînant à dix heures du soir après deux mauvaises nuits et journées en diligence. Nous avons vu en passant à Sens une très belle cathédrale gothique avec le chœur roman par endroits, et, à Semur, petite ville que baigne l’Armançon chanté par Bertrand[1], une charmante vue pittoresque, des tours, des jardins échelonnés sous les remparts, et une église ravissante où se trouvent le long des bas-côtés une quantité de petites chapelles d’époques différentes jusqu’à la Renaissance. À peine arrivés, et au lieu de déjeuner, je suivais Robelin et Boulanger dans ces églises, où ils tombaient en ravissement et copiaient en toute hâte les jolies figures sur bois, les anges, les vierges, les christs en marbre, les lanternes en pierre pareilles à des flèches de cathédrale ; et moi, je les tirais de temps en temps par le bras pour leur rappeler qu’il était l’heure et que le conducteur n’entrait pas dans ces considérations-là. À mesure que nous sommes avancés vers Dijon, le paysage est devenu plus grand et plus sévère. Au lieu des saules et peupliers, que Boulanger compare à des balais, nous avions des pierres ou même des coteaux nus et gris ; et tout en montant ces longues côtes à pied, nous nous récitions par lambeaux Galice, Estramadure, la Vieille Catalogne, boire à l’eau du torrent, Hérissant la Sierra. – Vous étiez toujours avec nous.

Moi surtout, mon cher Victor, j’avais bien des raisons pour ne pas quitter un seul instant votre souvenir car, si je vous l’ai déjà dit en vers, souffrez que je vous le marque ici en simple et vraie prose, je ne vis plus que par vous. Le peu de talent que j’ai m’est venu par votre exemple et vos conseils déguisés en éloges ; j’ai fait parce que je vous ai vu faire, et que vous m’avez cru capable de faire ; mais mon fond propre à moi était si mince que mon talent vous est revenu tout à fait et après une course peu longue comme le ruisseau au fleuve ou à la mer ; je ne m’inspire plus qu’auprès de vous, de vous et de ce qui vous entoure. Enfin ma vie domestique n’est encore qu’en vous, et je ne suis heureux et chez moi que sur votre canapé ou à votre coin du feu. Aussi tout cela m’est revenu au fond de cette voiture dans mon bonnet de soie noire et je m’en suis nourri en silence. Cela me remonte un peu le moral et me rehausse à mes yeux de penser que ma vie touche si fort à la vôtre ; autrement j’aurais trop grand mépris de moi, et de mon âme qui trempe dans l’eau comme ces peupliers qu’abhorre Boulanger, et qui ont grêle et blanc feuillage ployant à tous vents. Tout ceci est pour vous, mon cher Victor, et pour madame Victor qui n’est pas séparée de vous dans mon esprit : dites-lui combien je la regrette et que je lui écrirai de Besançon, et tâchez du sein de votre bonheur et de votre gloire d’avoir quelques pensées pour nous. Travaillez à votre nouveau drame, mais surtout soignez votre santé ; elle est à nous tous et à bien d’autres encore arrêtez-vous dès que les entrailles vous le disent. Je travaillerai probablement très peu, et peut-être pas du tout, je n’ai rien dans l’esprit et dans l’âme que de vous aimer. Boulanger et Robelin vous rapporteront d’admirables croquis ; ils ne perdent pas un moment ni une occasion.

Adieu, tâchez de me lire, je vous écris debout ; je serai plus lisible quand j’écrirai à madame Hugo. Je vous récrirai de Besançon, et vous dirai où vous pourrez nous donner de vos nouvelles.

Boulanger et moi avons été bien heureux des marques de souvenir de madame Hugo et des deux portefeuilles.

Adieu, mon cher Victor, mille amitiés à nos amis, Paul, Guttinguer, Musset, Fouinet.

Votre tout dévoué,

Sainte-Beuve

Je tâcherai de trouver M. Brugnot aujourd’hui.

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Besançon, 16 octobre 1829.

Madame,

Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire et c’est une des plus grandes joies de notre voyage, qui, jusqu’ici comme tous les voyages humains, a été fort tempéré de contrariétés. Nous sommes depuis trois jours à Besançon qui nous semble une ville détestable, toute pleine de fonctionnaires, administrative, militaire et séminariste. Robelin y est arrêté par des affaires, et nous regrettons que ces affaires ne se soient pas rencontrées plutôt à Dijon qui est une bien belle ville et peuplée de bien jolies dijonnaises dont Boulanger a encore le cœur légèrement blessé : il vous racontera combien les yeux des jeunes filles de cette ville sont vifs et luisants. Pourtant je ne veux pas le calomnier et il est des yeux à Paris qu’il n’a pas encore oubliés. Aujourd’hui même, il a fait de souvenir une fort belle personne de seize ans, ressemblant beaucoup à une de nos voisines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; au retour la demoiselle aura beau ne pas vouloir se reconnaître, il faudra bien qu’elle croie que ses traits sont gravés dans un certain cœur : voilà matière à bien des cancans qu’il nous sera bien doux de chuchoter dans quelques jours à vos pieds.

Je ne vous parlerai pas de gothique, d’une maison de la Renaissance peinte par Boulanger à Dijon, de porte romaine à Besançon, mais nous parlons à chaque instant de vous, de notre cher Victor dont nous nous renvoyons à tout bout de champ des vers et dont nous regrettons bien de ne pas avoir emporté les œuvres ; nous aurions besoin, pour nous rafraîchir l’âme, de votre conversation calme, reposée, si sensée et si bonne. À quoi en est Othello ? Est-ce joué ? Je n’ai pas lu, un seul journal depuis huit jours ! Et la pièce de Victor, Hernani, et la nouvelle ? Qu’il nous tarde de savoir des nouvelles de tout cela ! Et vous, madame, êtes-vous toujours une maman bien sévère ? Tenez-vous toujours à cette discipline d’il y a quinze jours ? Dites-vous toujours, avec cet air qui n’est qu’à vous, que ce que vous en faites n’est point par conviction, mais parce qu’il vous a pris un grand goût d’être à l’aise et que maintenant vous vous aimez ? Mais, je vous en prie, égoïsme ou conviction, continuez encore quelque temps cette discipline de douceur austère, pour laquelle vous m’en avez tant voulu, et votre Didine sera la plus sage des enfants comme elle est la plus jolie et la plus fine. J’espère que Charlot et Victor prospèrent toujours.

Je ne sais si nous verrons madame de Lelée à Pontarlier ; je ne sais si nous irons à Pontarlier, si nous resterons ici deux jours encore seulement ; si même nous ne retournerons pas à Paris, Boulanger et moi, sans Strasbourg ni Cologne ; toute détermination dépend de quelques petites affaires qui traînent en longueur et nous font maudire le pavé pointu de Besançon. Quand nous sommes passés à Dijon, M. Brugnot en était absent, j’ai laissé un mot pour lui ; je n’ai pas encore trouvé M. Weiss, mais j’y retournerai.

En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encourageante de Victor, et mes deux visites par jour dont une était pour vous ? Je suis inquiet, parce que je suis vide, que je n’ai pas de but, de constance, d’œuvre ; ma vie est à tout vent, et je cherche, comme un enfant, hors de moi ce qui ne peut sortir que de moi-même. Il n’y a plus qu’un point fixe et solide auquel dans mes fous ennuis et mes divagations continuelles, je me rattache toujours, c’est vous, c’est Victor, c’est votre ménage et votre maison. Non, madame, depuis que j’ai quitté Paris je n’ai pas pensé une seule fois ni à mademoiselle Cécile, ni à mademoiselle Nini, ni à personne qu’à ma mère, et assez tristement pour plusieurs raisons, et à vous comme consolation pleine de charme et de bonnes pensées. Pourquoi donc vous quitter et m’en venir dans une auberge de Besançon sans savoir si j’irai plus loin, et quand ? Je me suis déjà fait souvent cette question, nous nous la sommes faite, nous deux Boulanger ; et nous n’avons jamais pu nous répondre autre chose, sinon que nous étions bien fous, que nous pensions sans cesse à vous, que nous y penserions jusqu’au bout du voyage, et que nous vous reverrions le plus tôt possible avec bonheur.

Adieu, madame ; j’écrirai à Victor, si je continue d’aller ; sinon je vous porterai moi-même ma prochaine lettre. Dites mille amitiés à Paul ; vous qui êtes la raison même, donnez quelques bons conseils à notre ami Guttinguer avec mille souvenirs de moi.
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Embrassez Victor de ma part, et dans votre cœur si rempli d’épouse, de fille et de mère, trouvez place à une pensée par jour pour votre sincère et respectueux ami
Sainte-Beuve

P.-S. Je commence à croire que nous partirons d’ici vendredi pour Bâle. Si un mot de Victor nous attendait à Strasbourg, poste restante, nous le recueillerions au passage comme la manne.

Robelin qui se rappelle à vous fait souvenir Victor qu’il lui a promis les Orientales en feuille.

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Worms, ce dimanche 27 octobre 1829.

Mon cher Victor, nous voici à Worms, sans nouvelles de vous ni des vôtres ; nous y pensons toujours, nous parlons continuellement de votre absence ; si vous étiez avec nous seulement une heure par jour, et le reste du temps à Paris, à votre femme, à vos belles œuvres, nous aurions souvent besoin de votre parole pour nous fortifier et nous relever ; car il y a eu bien des mécomptes dans notre route quoique encore si courte.

Nous avons quitté Besançon fort contents d’en sortir, malgré le bon et cordial accueil de Weiss, de M. Demesmay et autres Francomtois. Mais nous avions hâte d’oublier ces vilaines murailles et ces maisons administratives qui ressemblent toutes à des hôtels de préfecture ; nous aspirions à Strasbourg. Eh bien ! nous y courons tout de suite, laissant à gauche la Suisse et ses neiges, nous arrivons et courons à la cathédrale ; le croiriez-vous ? désappointement presque complet. C’est bien moins mon avis que je vous donne, comme vous pensez, que celui de mes deux compagnons mais le gothique de cette cathédrale, classique entre les cathédrales, est maigre, sec ; ce sont de longues baguettes, les sculptures ont l’air d’être en fonte (mot de Robelin) ; rien de gris, d’encroûté, comme disent ces messieurs ; rien de cet écrasé de la pierre qui plaît tant à voir et qui est comme la ride au front du vieillard, comme la verrue de M. de Chateaubriand du buste de David. La façade a l’air d’être plaquée sur une muraille nue qu’on aperçoit derrière dans les longs intervalles des ogives ; c’est du gothique de la décadence, du XVe siècle ; au reste, en y regardant de plus près, ces messieurs y ont admiré des figures dont Boulanger vous montrera des croquis ; et puis la flèche est aussi fort belle et à leur gré. En somme, cela ne vaut ni Saint-Denis, ni Notre-Dame, ni Saint-Séverin qu’on a sous la main. Après trois jours de séjour, et sans avoir vu le tombeau du maréchal de Saxe, nous nous sommes enfuis de Strasbourg par Cologne et Francfort. Chemin faisant nous examinions à chaque descente de voiture les églises d’Haguenau, de Wissembourg, de… je ne sais pas tous les noms de ces bourgs allemands ; d’ailleurs, un pays gras, rond, plantureux, herbeux et feuillu, comme dit notre peintre Boulanger ; assez propre aux scènes décrites dans Werther ; rien d’extraordinaire pourtant. Puis voilà que ce matin, toujours en route pour Mayence et Cologne, notre conducteur nous montre à droite une ville à une lieue dans la brume, où nous ne devions point passer. C’était Manheim, très belle ville, nous dit-il nous le croyons sans peine. Manheim ! nous laissons la voiture, nos places, nous décidons de ne repartir que le lendemain pour avoir le temps de donner un coup d’œil à Manheim ; nous y courons, à mesure que nous avancions, les flèches devenaient terriblement rondes et en boules ; nous passons le pont de bateaux du Rhin, et nous voilà dans la ville du monde qui ressemble le plus à Versailles. – plus que Versailles même, – c’est du Nancy tout pur, du Stanislas, un Louis XV achevé, une ville superbe au cordeau ; nous ne pensions pas que la victoire de Fontenoy pût aller jusque-là ; mais il y a décidément, en Allemagne, une bonne portion française ; cette belle ville de Manheim, qui devait s’appeler Belle-vue, ou Belle-chasse (comme disent ces messieurs dont je ne fais que vous transmettre les idées et les paroles), appartient au roi de Bavière et est précisément de la force de sa fameuse Ode sur l’économie. Nous sortons de Manheim, l’oreille basse et la queue entre les jambes, et nous ne comptons plus sur rien. Nous ne comptions plus même sur Worms où nous sommes allés, à trois lieues de là, pour achever notre journée. Mais heureusement qu’à travers le Louis XV qui la recouvre, nous avons trouvé une admirable partie de cathédrale romane et un coin gothique que ces messieurs sont occupés à dessiner dans ce moment même et dont ils vous donneront des nouvelles. Demain nous partons pour Mayence et Cologne.

Moi, je travaille peu, et même pas, à vrai dire. Je vais, je regarde, je m’inquiète des petits détails du voyage, ce dont ces messieurs me raillent comme une commère ; je pense fort à vous, à votre excellente femme, à votre société ; un mot de vous à Reims me consolera et me fera prendre patience. Où en êtes-vous là-bas ? Je n’ai pas lu de journal depuis Paris ; mais j’ai entrevu un article de Latouche, qui fera que je n’écrirai de ma vie une seule ligne dans la Revue de Paris : un homme qui se respecte ne remet pas les pieds dans un salon, ou même dans un café, où s’est installé un insulteur. Nous avons entrevu aussi une manigance de Janin, Soulié et le susdit Latouche : les misérables ! N’y pensez pas et passez-leur sur le ventre en char. Othello ? Hernani ? et son puîné ? Mille amitiés au bon Paul à qui j’écrirai, à Guttinguer qui, j’espère, ne nous oublie pas, à Fouinet, Fontaney, de Musset et nos amis. Que dit Planche et s’occupe-t-il toujours de mademoiselle Taglioni ? Nous parlons de lui quelquefois. Mes respects à M. Foucher, et mes amitiés bien vives et respectueuses aux pieds de cette bonne madame Hugo. Mes deux amis se joignent à moi.

Adieu et au revoir bientôt, mon cher et grand Victor,
Sainte-Beuve

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Cologne, lundi 2 novembre 1829.

Mon cher Victor, nous voici arrivés à Cologne aussi sûrement que les trois Rois, et il est temps qu’aux lettres de désappointement que je vous ai écrites, j’en fasse succéder une de glorification et de Magnificat. Boulanger vous a dit notre impression sur Francfort ; Mayence, quand nous y sommes repassés, a été au delà de notre attente ; la cathédrale de structure romane avec des additions gothiques, et des bas-reliefs et des figures d’évêques du Moyen âge, de la Renaissance, admirables. Boulanger et Robelin ont travaillé beaucoup. À Mayence, pendant que nous y étions, a passé Vitet, qui revenait des Pays-Bas, de Cologne et allait à Francfort ; il visite aussi les églises, avec beaucoup de soin et de sagacité, mais dans un but historique, critique, plutôt qu’esthétique ; il constate les dates, les caractères des différents temps, et rattache cela à l’histoire politique et religieuse ; il nous a dit sur l’architecture dite romane et gothique des choses curieuses et neuves et qui ont l’air vrai. Les bords du Rhin nous ont ravis, et la cathédrale de Cologne, où nous venons d’entendre un Requiem de Mozart pour le lundi de la Toussaint, est pleine d’admirables parties ; ses vitraux surtout sont incomparables et Robelin pense qu’il n’y a rien en France de pareil. Il y a, d’un vieux maître allemand, un tableau de l’adoration des Rois qui est une merveille de naïveté et de sainteté sublime, du commencement du XVe siècle l’auteur est, je crois, un Philippe Calf. Après cela, faut-il vous dire toute mon impression à moi personnellement, mon cher Victor ? En présence de ces belles choses, je suis moins ému que je ne l’ai été maintes fois de leur idée. En les voyant, je me dis : Que voulais-je de plus ? N’est-ce pas ce que je rêvais ? Ces bords du Rhin, ces gorges où il passe si étroit et si rapide, ces nids crénelés sur les hauteurs, ces vignes sur des coteaux à pic, que puis-je exiger de plus ? et de même pour les cathédrales, pour la silhouette de Cologne avec ses flèches, de même pour tout jusqu’à présent. Ce que je gagnerai surtout à ce voyage, c’est d’emporter des choses une idée vraie, et de ne pas pousser à bout et étager en Babel ma fantaisie. Si je voyais l’Espagne, elle me ferait moins d’effet que vos vers d’Estramadure et de Catalogne ; il y a dans la réalité toujours quelque côté faible par où l’impression s’étale, fuse et fuit. C’est au cœur du poète qu’il faut voir le monde concentré, éblouissant et complet ; c’est à votre cœur que je suis accoutumé à le voir et que je veux revenir le contempler.

Que dites-vous ? J’ai vu qu’Othello a eu du succès, moyennant quelques sacrifices à la deuxième représentation ; tant mieux pour le public et pour l’art. Je m’ennuie bien de vous, je n’ai pas eu de vos lettres et j’en espère une à Reims, mais je sais que vous pensez à moi et que vous m’aimez et cela me suffit sans que vous vous gêniez à écrire. Faites des œuvres. Voilà votre vie. Et madame Hugo parle-t-elle quelquefois de nous ? a-t-elle la bonté de nous désirer ? Nous parlons bien souvent d’elle, et elle est avec vous au fond de ma pensée. Mille baisers à vos beaux enfants. Mes amitiés à nos amis, à M. Gautier, qui doit être de retour. Je serai à Paris mercredi environ de l’autre semaine ; c’est-à-dire dans dix jours à peu près, et je reprendrai vie à votre foyer.

Tout à vous,

Sainte-Beuve




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[Février 1830.]

Mon cher ami, vous avez lu ce matin la lettre de Véron. Eh bien ! je viens de lui répondre que je ne ferai pas l’article Hernani dans la Revue, ni rien désormais. Vous n’en pouvez croire vos yeux ; mais cela est bien vrai. – Pour raison, je pourrais bien vous dire que ce sont de malhonnêtes gens qui nous veulent pour dupes, et qu’on se doit à soi-même de ne pas jouer entre leurs doigts comme des marionnettes ; voilà la seconde fois que j’écris à Véron que je ne mettrai plus un mot dans sa Revue. Et ce serait trop de plaisir pour lui de me reprendre deux fois au même leurre. Mais il ne s’agit pas ici de cela, et pour vous, mon cher ami, je consentirais à tout, même au ridicule. – Mais je vous dirai la vraie raison ; il m’est impossible de faire dans ce moment-ci un article sur Hernani qui ne soit détestable de forme comme de fond. Je suis blasé sur Hernani ; je ne sais plus qu’une chose, c’est que c’est une œuvre admirable ; pourquoi, comment, je ne m’en rends plus compte. Quant au reste de la question, celle du public, celle de l’art, je vois tout en noir, aussi noir que possible.

Je crois qu’il n’y a pas à espérer de faire adorer l’art en place publique et que c’est s’exposer à des avanies. Votre affaire personnelle (et c’est ce qui me console un peu) est sauve après tout ; cette lutte que vous entamez, quelle qu’en soit l’issue, vous assure une gloire immense. C’est comme Napoléon ; mais ne tentez-vous pas, comme Napoléon, une œuvre impossible ? En vérité, à voir ce qui arrive depuis quelque temps, votre vie à jamais en proie à tous, votre loisir perdu, les redoublements de la haine, les vieilles et nobles amitiés qui s’en vont, les sots ou les fous qui les remplacent, à voir vos rides et vos nuages au front qui ne viennent pas seulement du travail des grandes pensées, je ne puis que m’affliger, regretter le passé, vous saluer du geste et m’aller cacher je ne sais où ; Bonaparte consul m’était bien plus sympathique que Napoléon empereur. – Il m’est impossible maintenant de penser cinq minutes à Hernani, sans que toutes ces tristes idées ne s’élèvent en foule dans mon esprit ; sans penser à cette voie de luttes et de concessions éternelles où vous vous engagez ; à votre chasteté lyrique compromise ; à la tactique obligée qui va présider à toutes vos démarches, aux sales gens que vous devrez voir, auxquels il vous faudra serrer la main. – Je ne vous dis pas tout ceci pour vous détourner car les esprits comme le vôtre, sont inébranlables, doivent l’être ; car ils ont leur vocation marquée. Je ne vous le dis que pour moi, pour vous expliquer mon silence, non interprété, et mon inutilité. Le seul article que je puisse faire sur Hernani, c’est mon livre des Consolations qui paraîtra dans quatre ou cinq jours. Acceptez-le comme expiation, comme excuse de ce que je vous refuse aujourd’hui.

Cette comparaison de Napoléon me revient ; oui, je crois que, comme lui, vous tentez une entreprise impossible, en ce sens que tout l’Empire était en lui et que tout l’art (dramatique) sera en vous. Vous aurez Austerlitz, Iéna ; peut-être même qu’Hernani est déjà Austerlitz ; mais quand vous serez à bout, l’art retombera ; votre héritage sera vacant ; et vous n’aurez été qu’un brillant et sublime épisode qui aura surtout étonné les contemporains. Napoléon devait venir du temps de Mahomet ; vous deviez venir au temps du Dante. Entre des facultés aussi gigantesques et un temps comme le nôtre, II n’y a pas harmonie.

Déchirez, oubliez tout ceci. Que cette lettre ne soit pas un souci de plus dans vos soucis sans nombre. Mais j’avais besoin de vous l’écrire, puisqu’on ne peut plus vous parler seul à seul et que votre foyer est comme dévasté.

Votre inviolable et triste
Sainte-Beuve​

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