Gaston Maspero, LETTRES D’EGYPTE, Correspondance avec Louise Maspero ( 1883-1914)
Boulaq, le 27 janvier [décembre] 1885
J’ai reçu la dernière lettre que tu m’as écrite avant ton accouchement avec une nuance particulière de plaisir. Il y avait quelque chose de plaisant à savoir que tu étais enfin délivrée de toutes les fatigues qui t’accablaient et que Jacques avait fait son entrée triomphale en ce monde, et à lire les pages où tu me disais combien tu étais fatiguée de le porter. J’attends maintenant avec impatience la prochaine lettre : quoique la dépêche du docteur Champetier ait été des plus rassurantes, je serai bien aise d’avoir de bonnes nouvelles. Ce sont les premiers jours après l’accouchement qui sont les plus exposés aux maladies ; quand j’aurai une lettre m’annonçant que Vendredi dernier, cinq jours après l’événement, tu allais bien, je serai complètement rassuré. Et maintenant, je vais te gronder un peu. Tu me dis que tes robes sont légères, que tu as froid, mais que tu ne veux rien commander de neuf jusqu’à mon retour. Tu sais que je ne veux pas que tu te prives de rien : se priver de l’inutile est bon, mais des robes chaudes ne sont pas l’inutile, et je n’aime pas que tu fasses des économies sur cet article. Couvre-toi bien, sois bien-portante, c’est là l’important. Moi je suis là pour gagner l’argent nécessaire : je n’ai jamais manqué à le faire jusqu’à présent, et je suis encore assez robuste pour le faire de longues années. Ne te fatigue donc pas, et donne-toi non seulement ce qui t’est nécessaire, mais ce qui t’est agréable : la meilleure économie que tu puisses faire est de t’épargner toi-même et de te conserver pour moi et nos enfants (...) Ta collection s’est augmentée ces jours-ci d’une quarantaine de petits objets communs (...). Le musée de son côté a acheté un singe en albâtre d’assez bon travail, pas cher non plus. La salle des momies royales a été terminée, c’est-à-dire que les cercueils carrés disponibles ont été hissés sur les armoires en corniche, ce qui enlève à la salle son aspect de nudité (...) Au revoir ma chère Louisette, embrasse les bébés pour moi ; une bonne année pour toi et pour eux. Le plus dur de ton exil est passé maintenant, et tu vas bientôt commencer à voir poindre le moment de mon retour
.
***
Louxor, le 22 janvier 1886
J’ai cessé de t’écrire au moment où nous arrivions à Akhmim. Depuis ce moment, mes journées ont été si bien remplies que je n’ai pas eu le temps de songer à la correspondance. Aujourd’hui même, c’est à peine si je puis trouver un instant pour ne pas laisser échapper l’occasion du courrier français. Frenay a naturellement été enchanté de nous voir. L’aspect de son moulin n’a pas changé : la maison que le chef des marchands avait commencé à côté de lui n’a pas été achevée, elle en est toujours au point où elle en était l’an passé. Dans la ville, aucune modification d’importance : le shérif chez lequel nous avions pris le café l’an passé a bâti une muraille devant son hôtel, ce qui a fait disparaître un coin des plus pittoresques. Les fouilles ont marché mollement cette année ; une vingtaine de momies à peine, la plupart sans valeur, mais en revanche une vingtaine de stèles, et cinq à six objets de valeur, une flûte, des oreillers coptes, des plaques en bois couvertes d’écriture. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était deux guéridons à quatre pieds et à plusieurs étages, recouverts d’un petit toit pointu et simulant deux obélisques évidés : ce sont des tables d’offrande d’un genre nouveau*. Nous les avons prises, naturellement. Quant à ta collection, elle s’est augmentée sensiblement : deux paires de boucles d’oreilles en or mince de cette forme* une bague en bronze plaqué d’or avec un scarabée minuscule pour chaton, deux ou trois colliers de perles en verre, une cuiller en albâtre*, plus un gros paquet d’étoffes brodés coptes. En rentrant au moulin, M. Frenay m’a remis les parchemins au nombre de quatre cents, dont la moitié au moins suffisamment intéressants. Il nous en a promis autant pour le retour : de ce côté-là tout marche donc bien. Comme nous causions, arrive M. Magnette, de Tahtah ; la présentation a été bientôt faite et j’ai invité ces messieurs à dîner sur-le-champ. Nous avons passé une soirée fort agréable. (...)
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*****
Boulaq, le 10 avril 1886
(...) Me voici donc seul avec Hervé, en tête à tête à demi silencieux. La routine m’envahit, et je vais tuer de mon mieux les trois mois qui me restent avant de te revoir. Le musée m’occupe dans la matinée. Aujourd’hui même, j’ai dressé dans la Salle du Centre les deux traîneaux et les deux catafalques de la tombe thébaine. Ils sont d’un ton et d’une forme aimables, qui ne sentent nullement la mort : on dirait un palanquin de promenade plutôt qu’un triste corbillard. D’autre part Daninos m’a déniché à Alexandrie un buste de travail romain fort bon, et une prêtresse d’Isis en marbre blanc avec tête te sans pieds ; c’est un ornement de plus pour la salle grecque. Je compte les avoir finies mercredi ou jeudi au plus tard ; mais tant d’affaires me viennent à la traverse que je ne garantis rien. Ce pays-ci est terrible ; personne n’y connaît le prix du temps, et j’ai beau me dérober le plus que je puis, dès qu’on m’attrape on ne me lâche plus. Je ne sais vraiment pas ce qui se passe en ce moment, mais on dirait qu’un changement va se faire en Egypte. Les Anglais s’en vont-ils ? Se préparent-ils au contraire à prendre résolument le pays ? les deux sont aussi vraisemblables l’un que l’autre. Il y a de grands changements de troupes, les uns viennent, les autres s’en vont, les généraux ne font qu’aller de place en place. Les indigènes suivent avec intérêt ce qui se dit au sujet de l’Irlande ; ils croient que si Gladstone triomphe, cela leur profitera. Pour mon compte, je me tiens plus que jamais en dehors de toutes combinaisons politiques. (...)
Boulaq, le 27 janvier [décembre] 1885
J’ai reçu la dernière lettre que tu m’as écrite avant ton accouchement avec une nuance particulière de plaisir. Il y avait quelque chose de plaisant à savoir que tu étais enfin délivrée de toutes les fatigues qui t’accablaient et que Jacques avait fait son entrée triomphale en ce monde, et à lire les pages où tu me disais combien tu étais fatiguée de le porter. J’attends maintenant avec impatience la prochaine lettre : quoique la dépêche du docteur Champetier ait été des plus rassurantes, je serai bien aise d’avoir de bonnes nouvelles. Ce sont les premiers jours après l’accouchement qui sont les plus exposés aux maladies ; quand j’aurai une lettre m’annonçant que Vendredi dernier, cinq jours après l’événement, tu allais bien, je serai complètement rassuré. Et maintenant, je vais te gronder un peu. Tu me dis que tes robes sont légères, que tu as froid, mais que tu ne veux rien commander de neuf jusqu’à mon retour. Tu sais que je ne veux pas que tu te prives de rien : se priver de l’inutile est bon, mais des robes chaudes ne sont pas l’inutile, et je n’aime pas que tu fasses des économies sur cet article. Couvre-toi bien, sois bien-portante, c’est là l’important. Moi je suis là pour gagner l’argent nécessaire : je n’ai jamais manqué à le faire jusqu’à présent, et je suis encore assez robuste pour le faire de longues années. Ne te fatigue donc pas, et donne-toi non seulement ce qui t’est nécessaire, mais ce qui t’est agréable : la meilleure économie que tu puisses faire est de t’épargner toi-même et de te conserver pour moi et nos enfants (...) Ta collection s’est augmentée ces jours-ci d’une quarantaine de petits objets communs (...). Le musée de son côté a acheté un singe en albâtre d’assez bon travail, pas cher non plus. La salle des momies royales a été terminée, c’est-à-dire que les cercueils carrés disponibles ont été hissés sur les armoires en corniche, ce qui enlève à la salle son aspect de nudité (...) Au revoir ma chère Louisette, embrasse les bébés pour moi ; une bonne année pour toi et pour eux. Le plus dur de ton exil est passé maintenant, et tu vas bientôt commencer à voir poindre le moment de mon retour
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Louxor, le 22 janvier 1886
J’ai cessé de t’écrire au moment où nous arrivions à Akhmim. Depuis ce moment, mes journées ont été si bien remplies que je n’ai pas eu le temps de songer à la correspondance. Aujourd’hui même, c’est à peine si je puis trouver un instant pour ne pas laisser échapper l’occasion du courrier français. Frenay a naturellement été enchanté de nous voir. L’aspect de son moulin n’a pas changé : la maison que le chef des marchands avait commencé à côté de lui n’a pas été achevée, elle en est toujours au point où elle en était l’an passé. Dans la ville, aucune modification d’importance : le shérif chez lequel nous avions pris le café l’an passé a bâti une muraille devant son hôtel, ce qui a fait disparaître un coin des plus pittoresques. Les fouilles ont marché mollement cette année ; une vingtaine de momies à peine, la plupart sans valeur, mais en revanche une vingtaine de stèles, et cinq à six objets de valeur, une flûte, des oreillers coptes, des plaques en bois couvertes d’écriture. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était deux guéridons à quatre pieds et à plusieurs étages, recouverts d’un petit toit pointu et simulant deux obélisques évidés : ce sont des tables d’offrande d’un genre nouveau*. Nous les avons prises, naturellement. Quant à ta collection, elle s’est augmentée sensiblement : deux paires de boucles d’oreilles en or mince de cette forme* une bague en bronze plaqué d’or avec un scarabée minuscule pour chaton, deux ou trois colliers de perles en verre, une cuiller en albâtre*, plus un gros paquet d’étoffes brodés coptes. En rentrant au moulin, M. Frenay m’a remis les parchemins au nombre de quatre cents, dont la moitié au moins suffisamment intéressants. Il nous en a promis autant pour le retour : de ce côté-là tout marche donc bien. Comme nous causions, arrive M. Magnette, de Tahtah ; la présentation a été bientôt faite et j’ai invité ces messieurs à dîner sur-le-champ. Nous avons passé une soirée fort agréable. (...)
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Boulaq, le 10 avril 1886
(...) Me voici donc seul avec Hervé, en tête à tête à demi silencieux. La routine m’envahit, et je vais tuer de mon mieux les trois mois qui me restent avant de te revoir. Le musée m’occupe dans la matinée. Aujourd’hui même, j’ai dressé dans la Salle du Centre les deux traîneaux et les deux catafalques de la tombe thébaine. Ils sont d’un ton et d’une forme aimables, qui ne sentent nullement la mort : on dirait un palanquin de promenade plutôt qu’un triste corbillard. D’autre part Daninos m’a déniché à Alexandrie un buste de travail romain fort bon, et une prêtresse d’Isis en marbre blanc avec tête te sans pieds ; c’est un ornement de plus pour la salle grecque. Je compte les avoir finies mercredi ou jeudi au plus tard ; mais tant d’affaires me viennent à la traverse que je ne garantis rien. Ce pays-ci est terrible ; personne n’y connaît le prix du temps, et j’ai beau me dérober le plus que je puis, dès qu’on m’attrape on ne me lâche plus. Je ne sais vraiment pas ce qui se passe en ce moment, mais on dirait qu’un changement va se faire en Egypte. Les Anglais s’en vont-ils ? Se préparent-ils au contraire à prendre résolument le pays ? les deux sont aussi vraisemblables l’un que l’autre. Il y a de grands changements de troupes, les uns viennent, les autres s’en vont, les généraux ne font qu’aller de place en place. Les indigènes suivent avec intérêt ce qui se dit au sujet de l’Irlande ; ils croient que si Gladstone triomphe, cela leur profitera. Pour mon compte, je me tiens plus que jamais en dehors de toutes combinaisons politiques. (...)