Lettre à George Sand, 25 janvier 1846
Bordeaux, 25 janvier
Bonne, bonne amie,
mon cœur se fond à lire votre lettre et vous me causez un grand plaisir après de bien tristes moments. Quels remerciements je vous dois ! Voilà de quoi je me suis privé jusqu’ici en ne vous écrivant pas, mais, chère amie, il m’était presque impossible d’écrire, et plus j’aimais les gens, moins je sentais le besoin de leur écrire. Il m’a semblé que, quand vous apprendriez mon chagrin1, vous ne seriez pas étonnée de mon silence. La douleur n’est pas bavarde ma bonne amie, ces douleurs à fond, ces peines de la chair et de l’âme trouvent que le papier est un intermédiaire bien froid, et pour quoi dire ? Que j’avais du chagrin, vous le saviez bien, chère amie. Oui, je suis arrivé trop tard, j’ai trouvé mon père [sic pour frère], mon héros, froid et insensible2. Quand j’ai embrassé comme un fou ce reste vénérable, rien ne m’a répondu ! Pauvre amie ! Avez-vous joué votre rôle jamais dans une semblable scène ? Quel moment et que de détails affligeants, et comme il était entouré, et comme il était temps que j’arrive pour faire honorer ce cher ami comme il le méritait… Je l’ai conduit dans le même lieu où notre père a été enseveli il y a quarante ans3. Singulière destinée ! Le tombeau de mon père n’a jamais été achevé et, sous la Restauration, je suppose qu’on l’a enlevé à dessein. Quoi qu’il en soit, il n’y a plus vestige de ses restes. Je me suis donc occupé de réunir ces deux belles mémoires4 et, parmi des détails ignobles qui suivaient nécessairement l’événement de la mort de mon pauvre frère, ces autres soins-là m’ont occupé et j’ai imaginé quelque chose que je crois simple et convenable, et qui sera exécuté avant la fin de l’été. Du reste je pars demain et je vous embrasserai dans trois ou quatre jours, et avec quel plaisir ! Car il faut bien que vous héritiez d’une bien grande partie de l’amour que j’avais [pour] mon héroïque frère. Que vous êtes bons, tous! Recevez mes remerciements.
Je n’ai pas pensé quatre fois à la peinture ici, si ce n’est dans les églises où j’aime à entrer et où j’ai découvert quelques tableaux. Vous me parlez de gloire, chère amie. Hélas ! je viens d’enterrer un homme que personne ne connaît et qui mérite cependant la plus pure. Tous ces jeunes militaires qui l’entouraient, du reste avec respect, ne le connaissaient pas ; ils ne sont pas de son temps. Il n’y avait pas là un seul de ses compagnons. Quand au bord de la fosse quelqu’un s’est avisé de demander si personne ne faisait de discours, je leur ai dit : Messieurs, il n’y a pas besoin de discours, voilà des coups de fusil qui sont le vrai discours pour un homme tel que lui.
Chère amie, aimons-nous donc avec ou sans gloire. Ce n’est pas la vôtre que j’aime ; c’est vous, c’est le contenu de votre cher jupon. Je vais donc quitter ce funèbre lieu et pourtant cher, car ma première enfance s’y est écoulée5 et j’y laisse mon dernier parent. Je vous verrai, et bien peu d’autres, avec bonheur. Embrassez vos bons enfants et mon bon Chopin. J’ai bien pensé à lui6 et lui serre bien la main et à vous mille et mille fois.
Jenny vous remercie bien de votre bon souvenir. Que j’ai eu une bonne idée de l’amener et que j’aurais été seul sans elle ! Elle m’a été aussi bien utile car j’ai été très souffrant et je le suis encore.
***
Lettre à George Sand, 8 septembre 1855
Ce samedi 81
[1852]
Chère amie,
votre lettre me perce le cœur puisque c’est précisément au moment où vous arriverez que je partirai de mon côté. Vous me consolez un peu en me disant que vous reviendrez dans peu de temps, mais ce n’est pas comme de passer quelques bons moments sous les ombrages de Nohant et près de vous. Enfin, ainsi soit-il puisque rien ne va droit en ce monde. Dépêchez-vous donc, bonne et chère inspirée, de nous en bâtir un autre avant que nous n’ayons plus ni dents, ni estomac, ni cœur, ni âme pour en profiter et pour sentir.
Je vous écris ceci à la rue Racine pour que vous ne preniez pas la peine d’écrire ou de venir chez moi, où je ne serai plus.
À vous de cœur.
Eugène Delacroix
******
Lettre à George Sand, 20 février 1840
Madame G. Sand
rue Pigale n° 16
Chère amie, j’ai éprouvé depuis que je vous ai vue un bien grand chagrin. J’ai perdu un de mes amis les plus chers et qui était mon parent1. C’est une des plus grandes peines que je puisse éprouver et qui me paraîtra aussi irréparable que le premier jour toutes les fois que j’y penserai jusqu’à la fin de ma vie. Vous savez, c’est une de ces peines qui permettent à la longue toutes les distractions, toutes les sottises par lesquelles nous trompons notre misère, mais qui font au fond du cœur une source d’amertume pour le reste de la vie. J’ai pensé que vous prendriez part à ce que j’éprouve et c’est une consolation pour moi de me tourner vers ceux que j’aime pour m’assurer de ce qui me reste.
Adieux, illustre et bonne, gardez-moi un coin de votre bon cœur.
Eugène Delacroix
ce 20 février
***
Lettre à George Sand 7 décembre 1852
Ce 7 décembre
[1852]
Chère amie, votre bonne lettre m’est parvenue quand j’étais encore souffrant d’une indisposition1 que j’ai due autant au désappointement qu’à une fatigue extérieure. La salle dans laquelle on a appliqué mes peintures est la plus obscure qu’on puisse imaginer2 : il m’a fallu sur place faire un remaniement tel que le dépit de ne pouvoir arriver à temps et des efforts outrés m’ont rendu malade. Oui, chère, je vous enverrai quelque chose et c’est une chose qui vous avait déjà plu et que vous aviez vue commencée. C’est une petite surprise que je voulais vous faire, à Maurice et à vous. Vous me permettrez donc d’envoyer ses étrennes à cet enfant- là, que j’aime autant que je vous aime. Le sujet est le même que vous avez déjà, je crois, en pastel ou en aquarelle : Lélia dans la caverne3.
J’ai mené une vie de travail exagéré toute cette année, voici la seconde que cela dure ; et voyez ce que c’est que la différence des temps : il y a dix ans, j’aurais non seulement dévoré cette besogne mais je serais arrivé à temps. Dans la jeunesse on est toujours sûr de son fait ; plus tard, il faut compter avec les rhumatismes, ou plutôt avec l’inconstante fortune. Elle ne veut plus de vous : elle favorise plutôt les jeunes que les audacieux, quoi qu’en dise le proverbe. Elle est comme le public, qui ne tend la main qu’aux débutants.
Faites mes compliments à Maurice de ses gravures dans la dernière livraison du Meunier d’Angibault4. Il acquerra très vite l’adresse que les éditeurs demandent et il subsistera un charme naïf d’invention, qui n’était pas dans le bon Johannot 5. Je m’arrangerai pour vous faire mon petit envoi en temps opportun. Laissez-moi vous embrasser par anticipation, chère amie dont le tendre souvenir me rend si fier et si heureux dans la solitude où je passe ma vie. La vue d’une lettre de vous est un rayon de bonheur et il en a toujours été ainsi. Jamais la plus petite amertume n’a gâté ce pur sentiment : vous me prenez avec mes petites manies, qui sont l’effet de ma petite santé et de mes petits nerfs, et vous démêlez à travers cela le sentiment profond qui m’attache à vous. Je vous embrasse donc encore, en me rappelant à toute votre colonie qui veut bien se souvenir de moi.
Eugène Delacroix
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Bordeaux, 25 janvier
Bonne, bonne amie,
mon cœur se fond à lire votre lettre et vous me causez un grand plaisir après de bien tristes moments. Quels remerciements je vous dois ! Voilà de quoi je me suis privé jusqu’ici en ne vous écrivant pas, mais, chère amie, il m’était presque impossible d’écrire, et plus j’aimais les gens, moins je sentais le besoin de leur écrire. Il m’a semblé que, quand vous apprendriez mon chagrin1, vous ne seriez pas étonnée de mon silence. La douleur n’est pas bavarde ma bonne amie, ces douleurs à fond, ces peines de la chair et de l’âme trouvent que le papier est un intermédiaire bien froid, et pour quoi dire ? Que j’avais du chagrin, vous le saviez bien, chère amie. Oui, je suis arrivé trop tard, j’ai trouvé mon père [sic pour frère], mon héros, froid et insensible2. Quand j’ai embrassé comme un fou ce reste vénérable, rien ne m’a répondu ! Pauvre amie ! Avez-vous joué votre rôle jamais dans une semblable scène ? Quel moment et que de détails affligeants, et comme il était entouré, et comme il était temps que j’arrive pour faire honorer ce cher ami comme il le méritait… Je l’ai conduit dans le même lieu où notre père a été enseveli il y a quarante ans3. Singulière destinée ! Le tombeau de mon père n’a jamais été achevé et, sous la Restauration, je suppose qu’on l’a enlevé à dessein. Quoi qu’il en soit, il n’y a plus vestige de ses restes. Je me suis donc occupé de réunir ces deux belles mémoires4 et, parmi des détails ignobles qui suivaient nécessairement l’événement de la mort de mon pauvre frère, ces autres soins-là m’ont occupé et j’ai imaginé quelque chose que je crois simple et convenable, et qui sera exécuté avant la fin de l’été. Du reste je pars demain et je vous embrasserai dans trois ou quatre jours, et avec quel plaisir ! Car il faut bien que vous héritiez d’une bien grande partie de l’amour que j’avais [pour] mon héroïque frère. Que vous êtes bons, tous! Recevez mes remerciements.
Je n’ai pas pensé quatre fois à la peinture ici, si ce n’est dans les églises où j’aime à entrer et où j’ai découvert quelques tableaux. Vous me parlez de gloire, chère amie. Hélas ! je viens d’enterrer un homme que personne ne connaît et qui mérite cependant la plus pure. Tous ces jeunes militaires qui l’entouraient, du reste avec respect, ne le connaissaient pas ; ils ne sont pas de son temps. Il n’y avait pas là un seul de ses compagnons. Quand au bord de la fosse quelqu’un s’est avisé de demander si personne ne faisait de discours, je leur ai dit : Messieurs, il n’y a pas besoin de discours, voilà des coups de fusil qui sont le vrai discours pour un homme tel que lui.
Chère amie, aimons-nous donc avec ou sans gloire. Ce n’est pas la vôtre que j’aime ; c’est vous, c’est le contenu de votre cher jupon. Je vais donc quitter ce funèbre lieu et pourtant cher, car ma première enfance s’y est écoulée5 et j’y laisse mon dernier parent. Je vous verrai, et bien peu d’autres, avec bonheur. Embrassez vos bons enfants et mon bon Chopin. J’ai bien pensé à lui6 et lui serre bien la main et à vous mille et mille fois.
Jenny vous remercie bien de votre bon souvenir. Que j’ai eu une bonne idée de l’amener et que j’aurais été seul sans elle ! Elle m’a été aussi bien utile car j’ai été très souffrant et je le suis encore.
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Lettre à George Sand, 8 septembre 1855
Ce samedi 81
[1852]
Chère amie,
votre lettre me perce le cœur puisque c’est précisément au moment où vous arriverez que je partirai de mon côté. Vous me consolez un peu en me disant que vous reviendrez dans peu de temps, mais ce n’est pas comme de passer quelques bons moments sous les ombrages de Nohant et près de vous. Enfin, ainsi soit-il puisque rien ne va droit en ce monde. Dépêchez-vous donc, bonne et chère inspirée, de nous en bâtir un autre avant que nous n’ayons plus ni dents, ni estomac, ni cœur, ni âme pour en profiter et pour sentir.
Je vous écris ceci à la rue Racine pour que vous ne preniez pas la peine d’écrire ou de venir chez moi, où je ne serai plus.
À vous de cœur.
Eugène Delacroix
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Lettre à George Sand, 20 février 1840
Madame G. Sand
rue Pigale n° 16
Chère amie, j’ai éprouvé depuis que je vous ai vue un bien grand chagrin. J’ai perdu un de mes amis les plus chers et qui était mon parent1. C’est une des plus grandes peines que je puisse éprouver et qui me paraîtra aussi irréparable que le premier jour toutes les fois que j’y penserai jusqu’à la fin de ma vie. Vous savez, c’est une de ces peines qui permettent à la longue toutes les distractions, toutes les sottises par lesquelles nous trompons notre misère, mais qui font au fond du cœur une source d’amertume pour le reste de la vie. J’ai pensé que vous prendriez part à ce que j’éprouve et c’est une consolation pour moi de me tourner vers ceux que j’aime pour m’assurer de ce qui me reste.
Adieux, illustre et bonne, gardez-moi un coin de votre bon cœur.
Eugène Delacroix
ce 20 février
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Lettre à George Sand 7 décembre 1852
Ce 7 décembre
[1852]
Chère amie, votre bonne lettre m’est parvenue quand j’étais encore souffrant d’une indisposition1 que j’ai due autant au désappointement qu’à une fatigue extérieure. La salle dans laquelle on a appliqué mes peintures est la plus obscure qu’on puisse imaginer2 : il m’a fallu sur place faire un remaniement tel que le dépit de ne pouvoir arriver à temps et des efforts outrés m’ont rendu malade. Oui, chère, je vous enverrai quelque chose et c’est une chose qui vous avait déjà plu et que vous aviez vue commencée. C’est une petite surprise que je voulais vous faire, à Maurice et à vous. Vous me permettrez donc d’envoyer ses étrennes à cet enfant- là, que j’aime autant que je vous aime. Le sujet est le même que vous avez déjà, je crois, en pastel ou en aquarelle : Lélia dans la caverne3.
J’ai mené une vie de travail exagéré toute cette année, voici la seconde que cela dure ; et voyez ce que c’est que la différence des temps : il y a dix ans, j’aurais non seulement dévoré cette besogne mais je serais arrivé à temps. Dans la jeunesse on est toujours sûr de son fait ; plus tard, il faut compter avec les rhumatismes, ou plutôt avec l’inconstante fortune. Elle ne veut plus de vous : elle favorise plutôt les jeunes que les audacieux, quoi qu’en dise le proverbe. Elle est comme le public, qui ne tend la main qu’aux débutants.
Faites mes compliments à Maurice de ses gravures dans la dernière livraison du Meunier d’Angibault4. Il acquerra très vite l’adresse que les éditeurs demandent et il subsistera un charme naïf d’invention, qui n’était pas dans le bon Johannot 5. Je m’arrangerai pour vous faire mon petit envoi en temps opportun. Laissez-moi vous embrasser par anticipation, chère amie dont le tendre souvenir me rend si fier et si heureux dans la solitude où je passe ma vie. La vue d’une lettre de vous est un rayon de bonheur et il en a toujours été ainsi. Jamais la plus petite amertume n’a gâté ce pur sentiment : vous me prenez avec mes petites manies, qui sont l’effet de ma petite santé et de mes petits nerfs, et vous démêlez à travers cela le sentiment profond qui m’attache à vous. Je vous embrasse donc encore, en me rappelant à toute votre colonie qui veut bien se souvenir de moi.
Eugène Delacroix
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