6 février 1914
Monsieur,
Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! Et quel bonheur pour moi que ce lecteur, ce soit vous. Car les sentiments que vous voulez bien m'exprimer, je les ai souvent ressentis en vous lisant ; de sorte que chacun de notre côté nous avons fait les premiers pas l'un vers l'autre et passé les jalons d'une amitié spirituelle. Vous ne trouvez pas mon livre sans défauts, je n'aime pas vos articles sans réserves. Mais cela n'empêche pas d'aimer ; quoique vous ayez dit de Stendhal, dans une parenthèse indignée, absurde et charmante : « Il juge ses amis ! ».
J'ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c'était justement à la recherche de la Vérité que je partais, [ni] en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques où le récit n'est tout le temps qu'une faillite des intentions de l'auteur que j'ai préféré ne rien dire. Ce n'est qu'à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera. Celle que j'exprime à la fin du premier volume, dans cette parenthèse sur le Bois de Boulogne que j'ai dressée là comme un simple paravent pour finir et clôturer un livre qui ne pouvait pas pour des raisons matérielles excéder cinq cents pages, est le contraire de ma conclusion. Elle est une étape, d'apparence subjective et dilettante, vers la plus objective et croyante des conclusions. Si on induisait que ma pensée est un scepticisme désenchanté, ce serait absolument comme si un spectateur ayant vu à la fin du premier acte de Parsifal, ce personnage ne rien comprendre à la cérémonie et être chassé par Gurnemantz, supposait que Wagner a voulu dire que la simplicité du cœur ne conduit à rien.
Dans ce premier volume vous avez vu le plaisir que me cause la sensation de la madeleine trempée dans le thé, je dis que je cesse de me sentir mortel, etc. et que je ne comprends pas pourquoi. Je ne l'expliquerai qu'à la fin du troisième volume. Tout est ainsi construit. Si Swann confie si bénévolement Odette à Charlus (ce qui me donne l'air d'avoir voulu rééditer les banales situations de mari confiant en l'amant de sa femme) c'est que M. de Charlus bien loin d'être l'amant d'Odette est un homosexuel qui a horreur des femmes et Swann le sait. Vous verrez de même dans le troisième volume la raison profonde de la scène des deux jeunes filles, des manies de ma tante Léonie etc.
Non, si je n'avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d'écrire. Mais cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera ce malentendu. J'espère que le dernier le dissipera. […]
Marcel PROUST.
Monsieur,
Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! Et quel bonheur pour moi que ce lecteur, ce soit vous. Car les sentiments que vous voulez bien m'exprimer, je les ai souvent ressentis en vous lisant ; de sorte que chacun de notre côté nous avons fait les premiers pas l'un vers l'autre et passé les jalons d'une amitié spirituelle. Vous ne trouvez pas mon livre sans défauts, je n'aime pas vos articles sans réserves. Mais cela n'empêche pas d'aimer ; quoique vous ayez dit de Stendhal, dans une parenthèse indignée, absurde et charmante : « Il juge ses amis ! ».
J'ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c'était justement à la recherche de la Vérité que je partais, [ni] en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques où le récit n'est tout le temps qu'une faillite des intentions de l'auteur que j'ai préféré ne rien dire. Ce n'est qu'à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera. Celle que j'exprime à la fin du premier volume, dans cette parenthèse sur le Bois de Boulogne que j'ai dressée là comme un simple paravent pour finir et clôturer un livre qui ne pouvait pas pour des raisons matérielles excéder cinq cents pages, est le contraire de ma conclusion. Elle est une étape, d'apparence subjective et dilettante, vers la plus objective et croyante des conclusions. Si on induisait que ma pensée est un scepticisme désenchanté, ce serait absolument comme si un spectateur ayant vu à la fin du premier acte de Parsifal, ce personnage ne rien comprendre à la cérémonie et être chassé par Gurnemantz, supposait que Wagner a voulu dire que la simplicité du cœur ne conduit à rien.
Dans ce premier volume vous avez vu le plaisir que me cause la sensation de la madeleine trempée dans le thé, je dis que je cesse de me sentir mortel, etc. et que je ne comprends pas pourquoi. Je ne l'expliquerai qu'à la fin du troisième volume. Tout est ainsi construit. Si Swann confie si bénévolement Odette à Charlus (ce qui me donne l'air d'avoir voulu rééditer les banales situations de mari confiant en l'amant de sa femme) c'est que M. de Charlus bien loin d'être l'amant d'Odette est un homosexuel qui a horreur des femmes et Swann le sait. Vous verrez de même dans le troisième volume la raison profonde de la scène des deux jeunes filles, des manies de ma tante Léonie etc.
Non, si je n'avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d'écrire. Mais cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera ce malentendu. J'espère que le dernier le dissipera. […]
Marcel PROUST.