Lettre dʼAlbert Camus à Mme Jeanne Héon-Canonne

Lettre dʼAlbert Camus à Mme Jeanne Héon-Canonne

Paris, juin 1951

Madame,

J'ai lu avec beaucoup d'émotion votre récit. Je n'ai pas besoin de vous dire que la vérité, quand elle a malheureusement ce visage-là, ne peut s'aborder ni se quitter sans la plus sincère des compassions. Si je me refuse à écrire la préface que vous me demandez ce n'est pas seulement parce que, dans le principe, je n'écris pas de préfaces. C'est qu'en vérité il y a une sorte de malheur dont il est déjà difficile de bien parler quand on lʼa soi-même éprouvé, mais qui devient inexprimable pour qui ne l'a pas partagé.

J'aurais cependant voulu répondre à ce que vous m'avez confié en me disant qu'il vous arrivait de douter, en face du monde où nous vivons, qu'un tel sacrifice fût justifié. Ce doute, après tout, accompagne tous les sacrifices qui, sans lui, resteraient d'aveugles immolations. Les êtres qui savent le prix de la vie, et ceux-là seuls, ont droit, par naissance, à la noblesse d'une mort risquée ou acceptée dans la lucidité. Il me semble bien que lʼêtre, dont vous racontez la fin, étaient de ceux-là. Et si, un jour, comme vous le craignez, ses fils crient qu'ils eussent préféré un père vivant à un héros mort, dites-leur seulement que lui aussi eût préféré vivre pour eux, et pour lui-même, et qu'il faut à un homme, pour accepter la douleur du corps et l'agonie, de bien terribles raisons. Ces raisons précisément tiennent en partie à lʼamour des siens. On peut bien risquer de ne plus jouir soi-même de cet amour s'il s'agit d'épargner à ceux qu'on aime la dégradation définitive qui se trouve dans la servitude. Et puis, il faut dire, parce que cela est vrai, qu'on ne saurait aimer vraiment les autres si l'on ne s'estime pas d'abord. Non au plus haut, mais au juste prix. Et quel est le prix de l'homme qui bouche ses oreilles aux cris de la victime et qui, devant le regard insoutenable de lʼinjustice, consent à baisser le front ?

Bien entendu, il y a dans tout sacrifice du hasard. Le choix qu'on fait dʼune action ne suppose pas toujours une vue claire des conséquences de cette action. Pourtant, la différence est déjà grande entre ceux qui choisissent de risquer et ceux qui choisissent de se taire. Et parmi ceux qui risquent, entre ceux qui le font jusqu'au bout et d'autres qui renoncent ; et parmi ceux qui vont jusqu'à la consommation, entre les uns qui n'ont aucun motif de vivre et les autres qui, face aux plus hautes raisons de durer, entretiennent jusqu'à la fin la conscience déchirée du bonheur auquel ils renoncent et du devoir qui va les tuer. Ceux-là, et eux seuls, ont su racheter, jour après jour, l'immense déshonneur où nous survivons.

J'ai cru comprendre aussi que les ricanements qui entourent aujourd'hui que tout ce qui touche à ce qu'on a appelé la résistance vous paraissent autant de dérisions accumulées sur le souvenir de celui qui vous a quitté. Vous êtes de ceux qui n'ont jamais songé à tirer gloire ni bénéfice de leurs actes pendant l'occupation et, pour une certaine classe d'hommes, cela va de soi. Mais que certains puissent en venir à vous faire douter de ces actes mêmes, c'est ce que je ne laisserai jamais dire. Je sais ce qu'il faut penser de ces écrivains et de ces hommes politiques qui nous insultent aujourd'hui avec intrépidité pour se donner à bon compte les airs de l'esprit libre et pour compenser un peu ce temps où ils piétinaient les victimes et philosophaient avec les bourreaux. Entre des hommes qui ont chanté et exploité, durant des années, la victoire emportée par d'autres sur leur propre pays, et ceux qui, comme vous, n'ont même pas pu supporter les privilèges d'une victoire payée par des sacrifices interminables, le choix n'est pas difficile et il n'est pas besoin de dire qui relève de la fidélité, qui du mépris.

Vous vous taisez, il est vrai, et ils parlent, remplissant les journaux et les salons de leurs intarissables justifications. Mais quoi de plus naturel, si on réfléchit ? Leur grand secret, que je puis vous dire, est qu'ils n'ont pas bonne conscience. Et comme il faut, pour recevoir de soi-même l'aveu de ses propres fautes, un caractère qui disparaît aujourd'hui, ils haïssent tout ce qui, de près ou de loin, vient leur rappeler que, dans une occasion au moins, le courage et la vérité n'ont pas été de leur côté. C'est ainsi qu'à chaque fois que vous rencontrerez de l'impatience, de la lassitude, ou le simple oubli devant cette tragédie que vous ne pouvez oublier puisqu'elle a été écrite dans votre chair, vous saurez qu'un hommage bien plus profond que toutes les pauvretés officielles vient d'être rendu à celui dont vous avez voulu raconter, une fois au moins, l'histoire.

Voilà ce que je souhaitais vous écrire et que vous pouvez ajouter si vous voulez à votre livre pour qu'il ne soit pas dit ni par les vôtres, plus tard, ni aujourd'hui par nos pharisiens, qu'un de nos frères est mort, auprès de nous, vainement, et pour être oublié à jamais de ce qui ont survécu.

Croyez, Madame, à mes sentiments respectueux.

Albert Camus

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