- رسالتان بين سيمون دو بوفوار و جون بول سارتر

de Simone de Beauvoir à Jean-Paul Sartre

15 mai 1948

Mon doux petit, ma chère petite âme,

Vous m’avez écrit une bien douce petite lettre qui m’a remué le cœur parce que je sais bien que c’est vrai – non, vous n’êtes pas un sépulcre blanchi, vous autre mon cœur, et je l’ai bien senti encore à Ramatuelle et je sais aussi que je ne vous perdrai jamais, que quoi qu’il arrive vous serez toujours mon cher petit allié, vous autre moi, et moi non plus je ne suis pas un sépulcre, j’avais le cœur tout battant et les mains qui tremblaient tout à l’heure à la poste quand j’ai cherché et ouvert votre lettre. Pour une fois c’était bien, la poste restante. Je me suis levée à 9h. pendant qu’Algren dormait encore, j’ai couru à la poste qui est tout à côté et l’employé m’a tout de suite dit qu’il y avait une lettre. Je l’ai lue au drugstore à côté en buvant et je me suis promenée un grand moment dans Cincinnati en me racontant de nouveau tout ce que vous me dites et en vous répondant dans ma tête, et cette ville provinciale me semblait charmante par ce matin un peu moite. Je suis revenue à l’hôtel et je vous écris du lobby. Oui, je suis bien flattée de vous manquer mon amour. Pour une fois vous ne me manquez pas, vu qu’il n’y a pas de place pour vous dans ces journées, mais vous êtes mon horizon, mon univers, et tout ce qui m’arrive de plaisant se passe dans votre lumière. À vrai dire je ne vous ai pas quitté, je ne peux jamais vous quitter, vous autre ma vie.

Je pense que ma dernière lettre était un peu guindée, vous savez comme c’est : j’écrivais dans la cuisine, avec Algren dans la chambre et ces lettres ont toujours un goût de trahison, même si Algren parle de vous avec amitié et m’a fait cadeau pour vous d’une superbe pipe ; d’autant plus même. Ce matin c’est mieux parce que je suis seule, mais le rendez-vous poste restante avait quand même un petit goût d’adultère. Le fait est que je ne suis pas si gentille, si accommodante, de si bonne humeur dans la vie telle que celle que j’ai avec Algren parce qu’à l’arrière-plan il y a vous et ma vraie vie, et c’est là que commencent le mensonge et la trahison. Bon. Pour l’instant ça ne me tourmente pas. C’est seulement quand j’ai le choc d’une lettre de vous ou quand je vous écris que je le sens.

Il a fait gris et mauvais temps tout le temps à Chicago mais, je vous ai dit, les journées ont passé plaisamment à lire, écouter des disques et causer. […]

Mon petit, je suis contente que le roman marche bien, ravie avec vous que Suzy Solidor chante votre chanson à New York, contente que la « petite » soit gentille et sans drame. Tout a l’air d’aller très bien pour vous ; vous semblez un peu nerveux dans votre lettre. C’est peut-être la Day qui vous a agacé. Je serais bien heureuse si l’Argentine marchait et que nous nous retrouvions à Rio, mais de toute façon je serai si heureuse de vous retrouver, mon amour, peut-être j’aurai mes petits problèmes et le cœur un peu barbouillé, mais je sais que vous retrouver sera facile parce que je ne vous aurai pas quitté, et pour le reste vous m’aiderez. Mon petit vous m’avez fait cadeau d’un beau voyage, et vous m’avez donné une belle vie heureuse et pleine où tout ce qui m’arrive est heureux parce que vous existez. Merci, mon amour. C’est bien de la chance de pouvoir tant aimer quelqu’un avec tant de sécurité. Merci pour la lettre aussi et pour toutes les choses gentilles que vous me dites, elles m’ont bouleversé le cœur. Pensez quand vous recevrez cette lettre qu’il y a à La Nouvelle-Orléans quelqu’un qui vous aime bien fort : ça vous faisait poétique autrefois. Au revoir, mon doux petit, mon petit allié. Travaillez bien, soyez sage, ne vous tuez pas en avion : si vous étiez gentil vous télégraphierez à New Orleans le 24 ou le 25 afin que je n’aie pas de cauchemar. J’écrirai du bateau. Et samedi prochain, je courrai à la poste. Je vous embrasse de toute mon âme. Je vous aime


***

de Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir

Le 6 novembre [1939]

Mon charmant Castor,

Comme c'était triste hier soir de laisser cette petite personne toute seule dans le noir. Un moment j'ai eu l'idée de retourner et puis j'ai pensé: "À quoi bon ? Ça sera cinq minutes et puis après ça sera plus dur de se séparer." J'ai marché très vite jusqu'à l'école, je savais tout le temps que cette chère petite personne était encore là, à cinq cents mètres de moi, ça m'a empêché de lire tout un grand temps.

Mais vous savez, au fond, j'étais profondément heureux. Vous comprenez, ça m'avait secoué, ces cinq jours, secoué dans ma vase et puis j'y retombais, mais c'est formidable tout ce que ça m'a donné. D'ailleurs ça m'a donné une seule chose, tout simplement mais que rien ne peut valoir, votre présence toute seule et toute nue et vos petits visages et vos tendres sourires et vos petits bras autour de mon cou. Mon amour c'est bien vrai, ce qu'on disait souvent, que je pourrais vivre avec vous n'importe où. Après ça j'étais un peu inquiet, pas bien sûr de moi et puis je me demandais qu'est-ce que vous deveniez, si tout marchais bien pour vous; j'imaginais ce train noir et froid.

Les acolytes étaient là, agaçants et complices. Pieter m'a demandé en mimant l'air détaché et en barbouillant les mots dans sa bouche, par discrétion (il était d'ailleurs seul avec moi) si vous étiez partie. J'ai écrit un peu dans mon carnet et puis on a été se coucher. Mme Vogel nous avait déménagés. Nous sommes à présent dans un salon en noyer qui ressemble un peu à celui du Bel Eute mais avec des couleurs plus criardes. On nous a dressé là un lit qui semble fort déplacé. Paul tremble de casser des potiches, coquillages, bonbonnières ou bibelots dont la salle regorge, dans son sommeil ambulant. Mais il a été très sage. Ce matin il est parti pour chercher des tubes d'hydrogène avec Pieter et je suis resté seul tout le jour.

J'ai été à la Rose, vers sept heures moins le quart et la grosse vieille m'a dit en ricanant: "Ha! Ha! vous êtes seul!" J'ai lu. Un rude hiver, suite et fin qui m'a déçu. D'ailleurs il n'y a pas là de quoi faire un livre. Ça doit être tronqué j'imagine. J'étais tout enveloppé de tendresse mais je ne voulais pas m'y laisser aller, c'est pernicieux. Tout de même je me demandais tout le temps si vous aviez bien senti combien profondément je vous aime et ce que vous êtes pour moi.

O mon charmant Castor, je voudrais que vous sentiez mon amour aussi fort que vous sentez le vôtre. Je suis revenu et toute la matinée j'ai gratté sur mon petit carnet. Mais pas sur ce qu'on avait dit; au fond c'est tellement simple: j'ai été profondément et paisiblement heureux et maintenant je ne veux pas avoir de regrets, voilà tout ce qu'il y aurait à dire. J'ai senti toute la journée que j'étais en état de regarder ma situation avec un œil neuf mais je fermais soigneusement cet œil-là. A présent, à force d'être fermé, comme l'œil de la taupe il s'est résorbé. Voilà ce que je n'ai pas écrit. Mais j'ai continué de 9h à 11h (après un sondage exécuté seul avec Keller) à coucher sur le papier des considérations sur mon adolescence - et puis encore un peu au Cerf (où on m'a posé les questions polies qui s'imposaient) de 11h à 12h. Puis j'ai déjeuné (du veau, en signe de deuil - on me proposait aussi des salsifis mais je n'ai pas voulu pousser le deuil jusque-là et j'ai obtenu des pommes sautées) et Mistler est venu avec Courcy. Appel. Puis j'ai encore gratté le papier jusqu'à maintenant. Paul me dit que sa femme est institutrice à 7 kilomètres de Tréveray et qu'elle est très serviable. Voilà. Pas de lettre de Tania - elle doit râler, je serai curieux de connaître le dénouement de cette histoire. Une aimable lettre de ma mère. C'est tout, ça fait lendemain de fête, c'est une lettre de vous que j'aurais voulu.

Mon cher amour, ma petite fleur, on n'a fait qu'un, n'est-ce pas? Je vous aime si fort, si fort et je le sens bien. Vous avez été un petit charme et vous m'avez rappelé ce que c'était que le vrai bonheur. Je vous embrasse sur vos deux petites joues.
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Votre charmant Castor.​

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