Lettre du poète Breytenbach à Ariel Sharon

- Lettre du poète Breytenbach à Ariel Sharon

Monsieur,
vous ne me connaissez pas.

Il n’y a aucune raison pour cela et peu de chances que vous écoutiez ce que quelqu’un comme moi peut avoir à dire. Je ne pense pas que vous ayez le temps de prêter attention à des points de vue qui ne correspondent pas au vôtre. En fait, je suis persuadé que vous n’écoutez pas ceux qui ne disent pas ce que vous souhaitez entendre.

Au cas où cela vous intéresserait, je suis un écrivain sud-africain et je vis et travaille à l’étranger. Il y a quelque temps, j’ai aussi vécu parmi un peuple élu qui se conduisait comme un Herrenvolk — comme tous ceux qui croient que la souffrance les a singularisés ou que Dieu leur a confié une mission particulière. Je m’excuse si mon allusion à Israël comme Herrenvolk peut blesser à cause des échos d’un passé récent quand, en Europe, tant de Juifs ont été les victimes d’une solution finale. Mais comment décrire autrement le comportement de votre armée quand l’horreur de ce que vous faites nous submerge ?

Ces équivalences brutales ne sont pas faites à la légère. En tant qu’écrivain, je sais très bien qu’il est nécessaire de ne pas se servir des mots pour faire naître des émotions faciles. C’est ce qu’entraînent les comparaisons hâtives — elles annulent toute compréhension de la complexité des phénomènes observés par la montée de la violence qui échauffe la gorge et souille l’adversaire avec des vomissures d’une condamnation empruntée à une autre situation. L’apartheid n’était pas le nazisme, mais le dire était un slogan frappant. Et la politique menée actuellement par les forces israéliennes contre le peuple palestinien ne doit pas être mise sur le même plan que l’apartheid. Chacun de ces processus et de ces systèmes est assez mauvais pour mériter l’analyse complète de sa singularité historique.

Et cependant, il y a des similitudes et des différences : cette compétition aveugle de chaque camp, pour être reconnu comme plus-victime-que-l’autre ; le fait de masquer vos atrocités avec le droit sacro-saint de légitime défense ; la manipulation éhontée de la sensibilité et du mensonge ; la déshumanisation parallèle de votre propre société ; le mépris de l’humanité des Palestiniens — en fait le refus du traitement humain le plus élémentaire d’un population civile prise au piège. Tout cela n’est que trop familier.

Les hypothèses qui sont à la base de vos actions sont racistes. Comme c’était le cas avec le régime sud-africain, les méthodes par lesquelles vous espérez soumettre l’ennemi se résument à l’utilisation de la force, aux bains de sang et à l’humiliation. Vous pensez de façon cynique que vous pouvez vous en tirer tant que vous allez dans le sens supposé des intérêts vitaux des États-Unis. Je pense que vous vous moquez comme d’une figue de Jaffa des intérêts des Américains. Vous devez sans doute les mépriser à cause de leur matérialisme grossier et de leur ignorance du monde. C’est vrai, votre vendeur de voitures d’occasion, Netanyahou, a utilisé plus ouvertement encore cette technique de propagande grossière, comme s’il avait été un doigt sale en train de tordre le clitoris d’une opinion publique américaine en pâmoison.

Mais vous aussi, en faisant écho de façon tout à fait opportuniste au défi du président américain (et en reprenant ses propres mots) qui décrit tout autre comme un terroriste, vous avez montré que vous preniez le reste du monde pour des imbéciles. Nous ne sommes assurément pas tous d’accord pour reconnaître que ce qu’il y a de mieux dans le monde c’est l’appétit des États-Unis pour un pétrole bon marché, et pour qu’on attende de nous une adhésion à l’inviolabilité des régimes corrompus de la région !

Il faut analyser tout de suite une autre diversion pernicieuse. Il est bien connu que toute critique de la politique d’Israël est l’expression d’un antisémitisme. Cette affirmation clôt définitivement toute discussion. Bien sûr, je rejette cette tentative de censure qui supprime toute base de débat. Aucune souffrance — que ce soit celle des Tutsis, des Kurdes, des Arméniens, des Vietnamiens, des Bosniaques ou des Palestiniens — n’exonère de la critique. (Et pour dire les choses tristement, quelle que soit la persécution subie, cela ne vaccine pas un peuple et ne l’empêche pas de perpétrer à son tour les pratiques dont il a souffert.) Aucune référence à la soi-disant promesse par un Dieu d’une terre sacrée ne peut justifier les exactions commises par une armée d’invasion et d’occupation — ni les massacres d’innocents perpétrés de sang-froid, ordonnés par des seigneurs de guerre fanatiques au nom de la résistance. Aucune référence à quelque sacro-saint Grand Israël ne peut dissimuler que vos colonies sont des enclaves armées construites sur une terre effrontément volée aux Palestiniens, et qui suppurent comme des morceaux de verre plantés dans leur chair, ou des nids de snippers dont le but est de contrecarrer et d’annuler toute possibilité de paix par une annihilation de l’autre, comme il n’existe aucun paradis pour les martyrs.

Je trouve cette allégation d’antisémitisme parfaitement déplorable, en particulier quand elle vient d’intellectuels juifs qui, si souvent, constituent l’épine dorsale raisonnable, rationnelle et créatrice des sociétés occidentales. Pourquoi devrions-nous être soumis à ce plaidoyer particulier, ou détourner le regard quand Israël commet des crimes ? Est-ce que selon Yahwe, ce qui est bon pour l’un ne l’est pas pour l’autre ? Non, général Sharon, les injustices subies dans le passé ne justifient ni n’excusent vos actes fascistes actuels. On ne peut pas construire un État viable sur l’expulsion d’un autre peuple qui a autant de droits que vous sur ce territoire. La puissance n’est pas le droit. À long terme, votre politique immorale et à courte vue (et en définitive stupide) ne fera qu’affaiblir un peu plus la légitimité d’Israël en tant qu’État.

Récemment, j’ai eu l’occasion de visiter les Territoires pour la première fois. (Oui, j’ai peur de dire qu’on peut raisonnablement les décrire comme des bantoustans — car ils rappellent trop souvent les ghettos et les camps de la misère qu’on a connus en Afrique du Sud.) Je n’ai vu Israël que rapidement, en arrivant et en partant, après avoir passé une nuit dans l’Hôtel Intercontinental David de Tel-Aviv, luxueux mais sombrement désert. Vous pouvez dire que j’ai une vue unilatérale. Peut-être. Bien que, sur la rive occidentale, on ne soit jamais très loin des lignes de démarcation israéliennes, des points de contrôle, des tanks et des avant-postes armés.

Vos deux peuples sont-ils aussi différents, me suis-je demandé. Vous êtes un mélange similaire de diverses cultures et origines, vous êtes tous deux un peuple de la diaspora, vous êtes également intelligents, vous avez l’esprit vif et vous êtes prompts à vous enflammer. Vous pouvez vous montrer courageux dans des situations semblables. De chaque côté, il y a des esprits créatifs d’une intégrité exceptionnelle dans leur travail. De chaque côté, aussi, il y a un nombre extraordinaire d’individus égoïstes, assoiffés de pouvoir, des fanatiques à l’esprit obscurci par les inepties divines. Ou qui l’utilisent comme prétexte. En tant que provocateur — cruel et de sang-froid — vous vous distinguez parmi vos pairs. Dans vos tentatives obstinées mais mal réfléchies pour ruiner les accords précédents et pour saboter toute possibilité de paix — sauf la paix des cimetières ou de l’exil, fondée sur le transfert total ou la disparition de l’entité palestinienne — vous êtes en train de créer le désordre dans la région. Vous l’avez sans aucun doute planifié. Il reste à voir si les grognements de vos patrons de Washington infléchiront votre campagne de terreur calculée et de destruction absurde - ou si ce n’est qu’un écran de fumée derrière lequel aligner la guerre du monde libre contre le terrorisme. Et pour s’assurer la domination des ressources et un contrôle total des marchés, du pétrole peu cher et de la démocratie.

Les quelques jours que j’ai passés là-bas, avec la délégation du Parlement International des Écrivains, m’ont laissé un ensemble d’impressions fortes mais contradictoires. Comme la Palestine est petite ! Comme vos deux peuples sont inextricablement mêlés ! Des pierres partout. La topographie des noms familiers venus de la Bible. La beauté de la lumière. Les tentatives pour rendre l’endroit semblable à la Suisse en y plantant des conifères exotiques. L’inhospitalité du pays, sauf dans les plaines côtières luxuriantes. L’immense tristesse des villages qui ne sont pas sans rappeler les villes apathiques et sans vie d’Allemagne de l’Est. La lumière verte des mosquées et toutes les habitations inachevées. Partout, la laideur de l’architecture — les immeubles de calcaire gris clair omniprésents. L’ineptie de votre occupation - toutes ces routes de contournement très bien éclairées à l’usage exclusif des colons et des citoyens israéliens. La mesquinerie hargneuse de vos contrôles aux check-points, qui n’ont que peu de rapport avec la sécurité, mais qui répondent à un besoin primaire d’humilier, de frustrer, de harceler et de rendre folle de rage une population occupée. L’extrême jeunesse de vos soldats qui, tristement, sont des jeunes gens qui ont fait de bonnes études. La violence avec laquelle vous détruisez une économie palestinienne possible, et avec laquelle vous volez leurs biens. La vieille vengeance — la destruction des maisons au bulldozer, l’arrachage des oliviers. Le spectacle primitif de positions armées sous camouflage et de drapeaux israéliens sur des bâtiments de commandement. Vos médias démocratiques tellement vantés qui mentent à votre peuple, qui nient les crimes de guerre commis par vos soldats.

Le mur de Berlin autour de vos colonies de Gaza (et derrière, des universités, des instituts de recherche, des hôtels de chaînes américaines, des terrains de golf), et les décombres des quartiers palestiniens détruits qui ressemblent aujourd’hui au « ground zéro » de New York. La façon dont les gosses nous regardent droit dans les yeux, absolument pas effrayés, mais on nous dit qu’ils sont sans doute traumatisés non seulement par les menaces que font planer vos hélicoptères, vos tanks préhistoriques et vos hommes en uniforme qui tirent sur tout ce qui bouge, mais aussi par tous les adultes hyperactifs qui sont autour d’eux. Les vieilles femmes avec un foulard dans certains camps de réfugiés, qui crient que vous, Sharon, vous ne les ferez jamais partir, qu’elles ont chassé vos soldats « comme des chiens ». Qui dénoncent la mollesse des États arabes et la lâcheté de l’autorité palestinienne. L’extraordinaire activité des intellectuels et des artistes pendant le siège de Ramallah — discutant, riant de leur propre situation lamentable. La façon dont ils disaient : « Nous ne voulons pas être des héros, nous ne voulons pas être des victimes, nous voulons seulement mener une vie normale. » Leur désespoir désabusé. Mahmoud Darwich : « Il y a trop d’histoire et trop de prophètes dans ce si petit pays. » La visite à Abou Amar, Yasser Arafat, un renard dans son terrier, ses mains jaunes comme de la cire appelant dans une étreinte vide une « paix des braves » et « à la conscience de la communauté internationale ». Une bourgeoise se lamentant sur la profanation du paysage palestinien. Et un avocat des droits de l’homme proclamant : « Nous remercions Ariel Sharon pour deux choses — il a uni toutes les factions palestiniennes, et il ne nous a pas laissé d’autre choix que de résister. » Plus tard, le même homme, qui fume cigarette sur cigarette et qui a déjà la sueur de la mort sur lui, remarque amèrement que maintenant les gens ont la répression dans la peau et qu’ils n’ont plus rien d’autre pour se défendre que leur peau. D’où les bombes humaines.

Voici quelles sont mes conclusions contrastées : vous n’avez pas brisé l’esprit du peuple palestinien. Bien au contraire — les Palestiniens sont maintenant plus résolus que jamais à construire un État, peu importe que vous les persécutiez. Ils ont vu le renouvellement de l’agression, ils ont su que vous ne faisiez que du pied au général Zinni — sans doute avec l’accord de Dick Cheney. Ils savent aussi que, puisque vous les avez rendus plus forts, vous devrez frapper plus durement et plus profondément, parce que vous êtes coincé dans une impasse dont vous êtes responsable. Comme Bush dans sa croisade contre les infidèles et les désobéissants, vous devez augmenter votre distance d’avec l’éthique publique internationale, étaler encore plus de bon sens et jeter du bon argent moral après tant de fausses évaluations politiques. Ils savent que rien de ce qu’ils peuvent faire n’est capable de vous apaiser. Ils craignent que vous ayez à vous arranger avec ce crime contre l’humanité que vous êtes en train de commettre, que vous réussissiez à briser leur espoir d’un État laïc, moderne et démocratique, responsable devant sa population, et que vous ameniez le démon parmi eux. Ils savent aussi que cette volonté divise et affaiblit profondément Israël.

Mais vous vous en moquez, n’est-ce pas ?

C’est ce qui est triste et horrible.​

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