- Lettre inédite de René Dumesnil à Marcel Proust
19 Janvier 1920
Monsieur et cher confrère29,
Voulez-vous permettre à un flaubertiste passionné de vous dire quel plaisir il a pris à la lecture de l’article que vous avez publié dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue française30 ? Défendre Flaubert en ce moment est déjà courageux, puisque, pour certains écrivains c’est une preuve d’indépendance et de bon goût que de répéter que sa gloire est usurpée. Prouver comme vous l’avez fait avec des arguments irréfutables et par une analyse singulièrement pénétrante de son écriture style, que sa manière d’écrire « a renouvelé notre vision des choses »31, qu’il a su, mieux que personne avant lui, « donner l’impression du temps » et la « mettre en musique »32 – cela témoigne d’une connaissance approfondie de celui qu’Alphonse Daudet appelait son vieux chef de file, et son maître en écriture33 ; et ce n’était point simple politesse.
Au surplus, il était naturel que l’honneur d’écrire la « Défense » de Flaubert revînt à l’auteur de la Recherche du Temps perdu. Je ne sais si Flaubert eût tout aimé de vos livres; mais je suis bien sûr qu’il eût loué pleinement des compositions comme Swann, Odette ou Gilberte ou Albertine et qu’il eût su reconnaître dans votre œuvre cette vision nouvelle qui lui donne tant de prix.
En effet, dans son article Proust remarque : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître, c’est l (...)
Des extraits de lettres de Flaubert commencèrent à paraître dans des revues dès 1880, mais les pri (...)
Mais je crois que la déception que vous éprouvez en lisant la Correspondance de Flaubert34, ce n’est pas tant à Flaubert qu’il la faut imputer qu’à ses éditeurs : les fautes sont innombrables dans les lettres à Louise Colet et ces lettres sont à elles seules presque toute la correspondance. Une lecture attentive des autographes aurait permis de les corriger. Il n’y a peut-être pas trois de ces lettres dont nous ayons le texte entier ; presque toutes sont tronquées, et beaucoup sont composées comme une mosaïque, de fragments tirés de lettres écrites à des mois d’intervalle, et juxtaposés comme au hasard35. Enfin, le choix des lettres publiées est tellement arbitraire que ce sont les plus intéressantes qui ont été écartées.
La publication, dans de telles conditions, d’une correspondance dessert la mémoire d’un écrivain puisqu’elle ne peut que fausser l’opinion qu’elle devrait éclaircir.
Je serais heureux de vous en montrer les preuves si cela vous est agréable et je vous prie de trouver ici, Monsieur et cher confrère l’expression de mes sentiments les plus distingués.
René Dumesnil
19 Janvier 1920
Monsieur et cher confrère29,
Voulez-vous permettre à un flaubertiste passionné de vous dire quel plaisir il a pris à la lecture de l’article que vous avez publié dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue française30 ? Défendre Flaubert en ce moment est déjà courageux, puisque, pour certains écrivains c’est une preuve d’indépendance et de bon goût que de répéter que sa gloire est usurpée. Prouver comme vous l’avez fait avec des arguments irréfutables et par une analyse singulièrement pénétrante de son écriture style, que sa manière d’écrire « a renouvelé notre vision des choses »31, qu’il a su, mieux que personne avant lui, « donner l’impression du temps » et la « mettre en musique »32 – cela témoigne d’une connaissance approfondie de celui qu’Alphonse Daudet appelait son vieux chef de file, et son maître en écriture33 ; et ce n’était point simple politesse.
Au surplus, il était naturel que l’honneur d’écrire la « Défense » de Flaubert revînt à l’auteur de la Recherche du Temps perdu. Je ne sais si Flaubert eût tout aimé de vos livres; mais je suis bien sûr qu’il eût loué pleinement des compositions comme Swann, Odette ou Gilberte ou Albertine et qu’il eût su reconnaître dans votre œuvre cette vision nouvelle qui lui donne tant de prix.
En effet, dans son article Proust remarque : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître, c’est l (...)
Des extraits de lettres de Flaubert commencèrent à paraître dans des revues dès 1880, mais les pri (...)
Mais je crois que la déception que vous éprouvez en lisant la Correspondance de Flaubert34, ce n’est pas tant à Flaubert qu’il la faut imputer qu’à ses éditeurs : les fautes sont innombrables dans les lettres à Louise Colet et ces lettres sont à elles seules presque toute la correspondance. Une lecture attentive des autographes aurait permis de les corriger. Il n’y a peut-être pas trois de ces lettres dont nous ayons le texte entier ; presque toutes sont tronquées, et beaucoup sont composées comme une mosaïque, de fragments tirés de lettres écrites à des mois d’intervalle, et juxtaposés comme au hasard35. Enfin, le choix des lettres publiées est tellement arbitraire que ce sont les plus intéressantes qui ont été écartées.
La publication, dans de telles conditions, d’une correspondance dessert la mémoire d’un écrivain puisqu’elle ne peut que fausser l’opinion qu’elle devrait éclaircir.
Je serais heureux de vous en montrer les preuves si cela vous est agréable et je vous prie de trouver ici, Monsieur et cher confrère l’expression de mes sentiments les plus distingués.
René Dumesnil