Lettres de Lacan à son frère Marc

- Lettres de Lacan à son frère Marc

* Lettre N° 1

le mardi de Pâques 1953 (donc le 7 Avril)

5 rue de Lille

Mon cher Marc

Il y a longtemps que nous ne sommes revus. Bien des choses se sont passées depuis. Non pas comme celles dont il s'agit en général quand on s'exprime ainsi : choses qui se sont défaites – Mais au contraire mouvement dans le sens de l'accomplissement, de la certitude , de la construction et d'une responsabilité toujours plus grande. Tout ceci non sans de grandes luttes bien entendu.

Je sais maintenant où je suis dans un certain moment qui est celui de mon siècle concernant l'homme. C'est-à-dire dans un moment qui va déterminer d'où dépend la façon dont les hommes se traiteront eux-mêmes pour un certain temps, au moins dans le domaine laïc, (peut-être au-delà).

Ce « traitement », ce rapport de l'homme à l'homme, est celui qui se manifeste pour l'instant sous diverses rubriques, qu'un seul mot peut provisoirement représenter : psychologie.

J'en vois le sens, c'est-à-dire j'en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d'où chacun de ses tenants ne songe qu'à déchoir – pour concourir à quelque grand et général abaissement.

Je suis presque le seul à enseigner une doctrine qui permettrait au moins de conserver à l'ensemble du mouvement son enracinement dans la grande tradition – celle pour laquelle l'homme ne saurait jamais être réduit à un objet.

C'est peu te dire. Aujourd'hui sache seulement que tu ne saurais donner trop de portée à ces quelques lignes, ni trop estimer le point où sont engagées ma vie et mon action.

J'en viens à ce qui fait l'intention de ma lettre. Un conseil, une demande. Il s'agit maintenant de moi.

Je suis arrivé à bien peser, à pouvoir conclure sur ce drame qu'a été mon premier mariage, et sur ma situation actuelle avec celle qui est authentiquement ma femme, (p 2) sans que j'aie voulu me marier avec elle – c'est-à-dire donner une parole que je pouvais croire ne plus jamais m'appartenir.

Il est sûr que la conception sacrée que j'ai de l'engagement du mariage a motivé cette abstention.

Je sais maintenant que je puis le faire parce que mon « premier mariage » n'en était pas vraiment un.

Point que seul peut sonder ce lieu de toute science que nous appelons Dieu.

Y a-t-il sur terre quelque autorité qui puisse oser se charger, dans ma situation, de père de trois enfants par exemple, d'entendre mon procès : je veux dire d'accepter d'être juge de ce que je peux articuler, pour que ce qui n'était qu'apparence soit délié par un pouvoir qui déjà s'est arrogé –non sans fondement- de représenter ce qui traduit en ordre le secret des cœurs ?

Penses-tu qu'il y ait quelqu'un qui puisse, dans l'Eglise, envisager comme possible – si mon témoignage peut être reçu – l'annulation de mon premier mariage ?

Ceci m'importe. Car ma position vis-à-vis de la Religion est d'une importance considérable dans ce moment dont j'ai commencé à te parler. Il y a des religieux parmi mes élèves, et j'aurai à entrer sans aucun doute en relation avec l'Eglise, dans les années qui vont suivre, sur des problèmes à propos de quoi les plus hautes autorités voudront voir clair pour prendre parti. Qu'il me suffise de te dire que c'est à Rome qu'en septembre je ferai le rapport de notre Congrès de cette année – et que ce n'est pas par hasard s'il a pour sujet : le rôle du langage (j'entends : Logos) dans la psychanalyse.

La médiation obtenue pour ce problème personnel qui va loin, tu n'en doutes pas, peut être d'une grande portée pour un développement qui dépasse de beaucoup ma personne.

J'ajouterai que Judith, qui est toujours plus la personne que tu as eu à reconnaître, fait sa première communion le 21 mai. Ceci pour te rappeler que même le problème n'est pas ici limité à moi.

Je t'annonce aussi que je suis depuis janvier président de la Société de psychanalyse française. Après une lutte épique dont le récit nécessiterait que je t'en apprenne beaucoup.

Crois-moi ton frère – profondément lié à toi.

J. Lacan.

(Le mariage avec Sylvia a été contracté à Aix en Provence le 17 juillet 1953. Lettre de Jacques du 5 septembre.)

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* Lettre N° 2

Ce 5 sept. 53

Mon cher Marc.

Je ne puis te faire un exposé historique complet de tout ce que j'ai fait ces mois derniers. Qu'il te suffise de savoir que j'ai fondé une nouvelle société avec Lagache – entraînant avec nous la majorité des élèves.

Depuis, Congrès, débats, lettres, tout cela très tonifiant pour moi. Car enfin je vais pouvoir faire l'enseignement que je veux (et à la Clinique).

Pour l'instant le nœud est à Rome, où je vais donner mon rapport sur le langage dans la psychanalyse dans toute son ampleur.

Je crois que cela aura quelque effet.

Mes élèves les plus sages et les plus autorisés, me demandent d'obtenir une audience au Saint-Père.

Je crois que je suis assez porté à le faire et que ce n'est pas sans un profond intérêt pour l'avenir de la psychanalyse dans l'Eglise que j'irai porter au Père commun mon hommage.

Crois-tu que tu puisse faire quelque chose pour cela ?

Je passe à Rome le 26 Septembre. Je t'écrirai bientôt à quel endroit précis.

J'y serai une semaine avant, quelques jours après s'il le faut.

Tout cela est rapide. Mais je suis plongé dans ma rédaction définitive qui doit être ronéotypée dans quelques jours.

Nous nous sommes mariés avec Sylvia à Aix le 17 juillet.

Sylvia t'envoie ses meilleurs pensées.

Moi mon amitié fidèle.

Je t'enverrai le texte de mon rapport dès qu'il sera livré.

Jacques

Le P. Beirnaert va peut-être te faire signe il est à l'adresse suivante le « Chatelard »

Francheville le Haut

Rhône.

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* Lettre N° 3

Mon cher Marc

Je t'envoie tous mes vœux tendres venus du fond de ce qui nous unit par delà toute absence fraternelle.

Je n'ai pas répondu tout de suite à ta bonne lettre. D'abord sans doute parce que ce n'est guère dans mes habitudes., mais aussi parce que je n'ai pas retrouvé tout de suite ton article sur

et que je voulais le lire.

Je suis loin d'une telle thématique, moi qui m'efforce depuis des années d'établir la place dans l'être de ce qui s'appelle : le désir.

Essence de l'homme – à entendre Spinoza. Et dans ce cas combien maltraité.

Je m'essaie à fonder la topologie de sa transcendance.

La seule place de l'espérance là dedans, c'est ce que « j'espère » d'une telle entreprise.

Je sais que le désespoir n'est pas à la portée de notre main.

J'ai une théorie de la fonction de l'écriture dans le langage qui pourra t'intéresser (ce n'est pas un coq à l'âne, car tout cela est profondément lié à mon seul sujet)

Comment, pour le reste de ta lettre, ne pas te dire que j'approuve tes propos – et ne pas te remercier de ce que tu fais en ma faveur (je te signale à toutes fins utiles que, si la chose est faite, je n'ai reçu de la banque aucun avis)

Mon petit frère, peut-être que je t'écrirai un peu plus cette année. Que je me sens serf de ma vie.

(je ne suis pas arrivé à lire. Cf photo de l'original. S. Hajlblum)

A toi

Sylvie et Judith t' (envoient)

les vœux de leur affection véritable pour toi. Jacques.

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* Lettre N° 4

26-12-66

5 rue de lille, VIIe

Mon Marc cher, si cher

Comme tu es vaillant toujours – autant que je suis las – mais c'est un moment à passer

Ce mariage sera-t il heureux ?

Je l'espère bien. Judith est une si merveilleuse fille – et le garçon est doué, courageux, encore intact : un de mes très bons auditeurs tu le sais je pense

C'est absolument insensé que je ne t'aie pas encore envoyé ce livre –
Je me suis beaucoup prodigué. d'où un tel trou, entre autres.
Enfin, je te souhaite tout ce que peut obtenir pour toi mon pouvoir invoquant (n'y a-t-il pas là de quoi trembler ?

A toi, mon frère, de tout mon cœur pourtant.

J. Lacan.

Le 26 XII 66

Tu reçois le livre.​

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