ROLAND BARTHES - Ce que je dois à Khatibi

Khatibi et moi, nous nous intéressons aux mêmes choses : aux images, aux signes, aux traces, aux lettres, aux marques. Et du même coup, parce qu'il déplace ces formes, telles que je les vois, parce qu'il m'entraîne loin de moi, dans son territoire à lui, et cependant comme au bout de moi-même, Khatibi m'enseigne quelque chose de nouveau, ébranle mon savoir.
Khatibi est actuel :il contribue à cet éclaircissement qui progresse aujourd'hui en moi : peu à peu, je me rends compte combien l'entreprise sémiologi-que, à laquelle j'ai participé et participe encore, est restée prisonnière des catégories de l'Universel, qui règlent, en Occident, depuis Aristote, toute méthode. En interrogeant la structure des signes, je postulais innocemment que cette structure démontrait une généralité, confirmait une identité, qui, au fond, eft-raison du corpus sur lequel j'ai toujours travaillé, n'était que celle de l'homme culturel de mon propre pays. En un sens, Khatibi fait la même chose pour son propre compte, il interroge les signes qui lui manifesteront l'identité de son peuple. Mais ce n'est pas le même peuple. Mon peuple à moi n'est plus «populaire». La mise en scène de son identité - qu'on appelle ses «traditions»-n'est plus qu'un objet de musée (celui précisément des Traditions Populaires, situé au bord du bois de Boulogne, non loin d'un ancien jardin zoologique : dans les deux cas, il s'agit d'une réserve d'«exotis-me»). Ce que j'ai à interroger, à quelque niveau de l'échelle sociale que je me place, c'est un Français «culturel», façonné par les vagues successives du rationalisme, de la démocratie, des communications de masse. Ce que Khatibi interroge, c'est un homme intégralement «populaire», qui ne parle que par ses signes à lui, et qui se trouve toujours trahi par les autres, qu'il soit parlé (par les folkloristes) ou tout simplement oublié (par les intellectuels). L'originalité de Khatibi, au sein de sa propre ethnie, est donc éclatante : sa voix est absolument singulière, et par là-même absolument solitaire. Car ce qu'il propose, paradoxalement, c'est de retrouver en même temps l'identité et la différence ". une identité telle, d'un métal si pur, si incandescent, qu'elle oblige quiconque à la lire comme une différence.
C'est en cela qu'un Occidental (comme moi) peut apprend! e quelque chose de Khatibi. Nous ne pouvons faire ce qu'il fait, notre soubassement langagier n' est pas le même ; mais nous pouvons, prendre de lui une leçon d'indépendance, pir exemple : nous sommes, certes, conscients de notre enfermement idéologique, et certains d'entre nous cherchent quelqu'idéc de la différence en interrogeant l'Autre absolu, l'Orient (Zen,Tao, Bouddhisme) ; mais ce qu'il nous faut apprendre, ce n'est pas à réciter un modèle (la langue nous en sépare absolument).mais à inventer pour nous une langue «hétérologique«, un «ramassis» de différences, dont le brassage ébranlera un peu la compacité terrible (parce qu'histoiique-rment) très ancienne de'Tégo occidental. C'est pourquoi nous essayons d'être des «Mélangeurs», empruntant ici et là des bribes «d'ailleurs» (un peu de Zen, un peu de Tao,etc), brouiller cette identité occidentale qui pèse souvent sur nous comme une chape (pas toujours : elle a son prix, son luxe). Nous ne pouvons, pour cela, nous tourner vers notre «populaire» : nous n'en avons plus ; mais nous pouvons nous ouvrir à d'autres «populaires», nous pouvons nous «décentrer», comme on dit maintenant. Et c'est là qjie les livres de Khatibi nous donnent une suite subtile et forte de signes tout à la fois irréductibles et expliqués : de quoi nous permettre de saisir l'autre à partir de notre même.
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