Lettre de Jonathan Swift à Alexander Pope

Dublin, 28 juin 1715
Monseigneur L’Evêque de Clogher m’a remis votre aimable lettre, pleine de reproches pour mon silence. Je suis par nature un correspondant peu exact, et lorsque je quitte un pays sans espoir de retour, je pense aussi rarement que je le puis à ce que j’y ai aimé ou estimé, pour échapper au Desiderium qui, entre toutes autres choses, rend la vie très difficile. Mais permettez-moi de vous dire que vous parlez bien à votre aise, n’étant nullement concerné par les événements politiques : car, si vos amis les Whigs se maintiennent, vous pouvez espérer quelque faveur ; et si les Tories reviennent, vous êtes au moins assuré de votre tranquillité. Vous savez à quel point j’ai aimé et Lord oxford et Lord Bolingbroke, et combien m’est cher le Duc d’Ormonde : imaginez-vous que je puisse être heureux quand leurs ennemis s’efforcent d’avoir leur têtes ? I nunc, e versus tecum meditare canoros* - Imaginez-vous que je puisse être serein quand je songe aux conséquences que ces man ?uvres pourraient avoir sur la paix même de la nation, et qu’elles auront certainement sur les esprits de centaines de milliers de bons sujets ? Et après tout, vous pouvez bien attribuer mon silence à l’éclipse, s’il s’agit de celle qui est survenue le premier août. J’ai emprunté à l’Evêque son exemplaire de votre Homère (le mien n’est pas encore arrivé), et je l’ai lu en deux soirées. S’il plaît aux autres comme il m’a plu, vous tenez votre succès, tant pour le profit que pour la réputation. Toutefois, je suis fâché de certaines mauvaises rimes et de nombreux tercets ; et, de grâce, évitez-moi à l’avenir cette abondance injustifiable de rimes à guerre et à dieux. Voici toutes les fautes que j’y vois, avec seulement deux ou trois passages où vous êtes un peu obscur, mais je pensais que vous l’auriez été en vingt ou trente. Je n’ai entendu personne en parler ici, car, en effet, il ne nous est pas encore parvenu ; mais, d’une manière générale, nous n’abondons pas en critiques, ou du moins, je n’ai pas l’honneur de les connaître. Vos notes sont parfaitement bonnes, de même que la préface et l’essai. Vous avez été bien courageux de mentionner Lord Bolingbroke dans cette préface. (...) Vous devez savoir que je vis dans le coin d’une grande maison sans meubles ; que ma domesticité consiste en un maître d’hôtel, un palefrenier et son garçon d’étable, un valet de pied et une vieille servante, que je dois loger et nourrir. Et quand je ne dîne pas dehors (je reçois très rarement), je mange un pâté de mouton et bois une demi-bouteille de vin. Mes seules distractions sont de défendre mes petites prérogatives contre l’Archevêque et d’essayer de mater la rébellion de mon Choeur. Perditur haec inter misero lux*. Veuillez présenter mes humbles hommages à Mr Addison, Mr Congreve et Mr Rowe, et Gay. Je suis, et serai toujours, bien à vous, &c.

* "Va donc maintenant [au milieu des occupations triviales] composer des vers mélodieux !" Horace, Epîtres, II, 2, 76. "Voilà au milieu de quoi, malheureux, je perds ma journée". Horace, Satires, II, VI, 59.

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