- Correspondances de Blaise Cendrars et Henry Miller

Jeudi 3 [août 1950]

Mon cher Henry Miller,

Mon éditeur m'a remis le nouvel essai que vous avez écrit sur moi et que j'ai lu à l'instant. Je sors tout ému de cette lecture. Je ne sais comment vous remercier. Je ne sais comment m'excuser des coups que vous dites que je vous ai portés. Ce sont de ces choses mystérieuses que les hommes subissent et font à leur insu, sans l'intention de faire mal. Et c'est justement le mal. La sale nature de l'homme. On se retient. On ne sort pas. Un beau jour on rencontre dans la rue un ami, on lui fait mal. Et l'on passe et l'on ne se rend compte de rien, jusqu'à la prochaine rencontre par hasard dans la même rue, et l'on serre la main à l'ami, lui disant : Dieu, ce que tu as triste mine ! Qu'est ce qui t'arrive ?… Et cela sans hypocrisie. En propre. Quelle sale nature que celle de l'homme qui ne se croit jamais coupable !… Cette homélie pour vous dire que je vous aime bien et que toucher des cicatrices, comme vous le faites, cela porte bonheur ! Avec ma main amie

Blaise Cendrars

***

Mon cher Cendrars,

Vraiment, vous me comblez avec des cadeaux ! Je viens de recevoir votre jolie carte postale de 30 mars, annonçant la réception à bientôt d'un autre bouquin. Hier soir j'ai achevé la lecture du livre par votre ami Jacques Lévesque (1). C'est très utile et pour ceux qui ne vous connaissent qu'à peine (vos œuvres, je veux dire), c'est bien excitant. D'ailleurs, plein de choses pénétrantes. Je vais demander quelques-uns à son éditeur - et les distribuer ici en Amérique. Les revues, avec vos histoires, continuent de m'inonder - bon! Celui dans Maintenant (2) - et toute la revue - m'intriguait beaucoup. Malgré les mauvaises conditions là-bas, quelle vitalité et enthousiasme! (En Allemagne ditto). Ici il n'y a que les vieilles revues, toujours standardisées (?) - et jamais (pour moi, au moins) intéressantes.
Je ne lis, presque, que les écrits français (mais je parle toujours comme un âne !) Combien de Français viennent me voir! Ça m'étonne toujours. Ils sont tous éblouis par le décor de Big Sur - le paysage. Moi quasi, de plus en plus. Je commence à croire je ne bougerai jamais de cet endroit. (Mais, avec chaque carte postale de l'Europe je sens une nostalgie profonde. Mes racines sont ici, mais le cœur est là-bas.)
On parle ici constamment de la guerre prochaine. Les gens sont pris de panique. Ils ont peur. C'est dégoûtant. Et avec ça, manque totale de compréhension, de vraies préparations pour l'événement. Ils (les militaristes) sont toujours au niveau de la dernière guerre. Pour le «cold war», comme on dit, les Américains ne sont pas adaptés, à mon avis. Trop névrosés. À l'extérieur ils donnent semblance d'avoir sang-froid, équilibre, indifférence - mais c'est illusoire.
J'espère que Nostradamus avait raison (d'après une interprétation de M. Ruiz - assez vulgaire mais frappante) où il dit que la vraie révolte contre les tyrannies serait mené par un roi, présent inconnu, de la France. On a besoin d'un homme.

[Dans la marge de gauche, du bas vers le haut]
P.-S. Les «Histo-map» ne sont pas encore arrivés. Mais bientôt. Ce Monsieur, un Américain (drôle de type) s'occupe de Nescafé en Suisse!
Le Général Suter (photo) est sur mon mur. Merci!

[Dans la marge de gauche, du haut vers la bas]
Vos pages sur la chute de France dans la Cheval de Troie restent dans ma mémoire comme magnifiques. Ce morceau, en entier, a pénétré mes boyaux. Je vous salue toujours en maître pour ces choses-là. Je lis et relis. Et j'avale tout. Maintenant j'ai le livre sur la lévitation - bon ! Une trouvaille.

À vous toujours
Henry Miller

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